L’hellénisme et le latinisme qui a suivi ont rompu un essentiel. Théos, qui deviendra Deus puis Dieu, s’est substitué à YAHVE. De là, la désagrégation du mystère de Celui qui s’était révélé comme « Je suis qui je suis ». L’Etre dont on ne pouvait pas dire le nom - tellement il était riche, profond, présent, saint - a été rationalisé, intellectualisé, théologisé, ... et sa consistance singulière s’est évanouie. La relation avec Lui s’en est trouvée concomitamment affadie et dénaturée.
J’ai malheureusement hérité de cette déperdition dans la transmission qui m’a été faite et c’est pourquoi, pour une grande part, je suis embarrassé et méfiant : « Dieu est un pur esprit, Créateur et Souverain Maître de toutes choses ». Hélas !...
J’éprouve le besoin de revisiter YAHVE pour retrouver du sens : relire et méditer les textes fondateurs, reprendre l’itinéraire à son début, réactualiser pour moi-même l’expérience spirituelle d’Israël. Avec plus de 15 siècles d’histoire c’est une gageure, mais j’ai envie.
Pourquoi cette tradition là et pas une autre ? J’ai renoncé depuis longtemps à trouver « la vérité » car je sais que c’est impossible. J’ai compris, par contre, qu’il y a du vrai et du pertinent dans mes racines judéo-chrétienne. Sans m’enfermer, j’ai donc choisi d’approfondir ce terrain là. Je suis convaincu que je rejoindrai ainsi plus authentiquement ceux qui prennent d’autres chemins.
Et puis il y a une autre raison, plus fondamentale : Jésus, selon moi, a éclairé de façon tout à fait particulière la vie spirituelle et je pense ne pouvoir entrevoir son message que si je repars de sa culture.
On a affreusement rendu plat l’inouï de sa relation à son Père : l’usure du temps et de la succession des commentaires répétitifs... Quand tout est dit, il vaudrait sans doute mieux se taire pour que chacun redécouvre par lui-même. D’ailleurs, cette image du père n’a pas été très parlante pour moi, dans mon enfance, puisque les événements m’ont privé de la présence physique du mien. « Notre Père qui êtes aux cieux ... » : mon imaginaire voyait se réveiller le fantôme que pleurait ma mère. Comment appréhender, dans ces conditions, le Père de Jésus ? ... Les choses ont bien sûr changé quand mon fils m’a appelé Papa. J’ai commencé à mieux comprendre. Mais c’était encore insuffisant car de quel droit pouvais-je projeter sur Dieu qui je suis ?
Je pense aujourd’hui qu’il ne convient pas de faire trop vite des analogies. Je tente, pour ma part, de découvrir l’expérience comme telle que décrit Jésus. Je prends conscience alors, que sa relation est bien mystérieuse, bien complexe, bien singulière. C’est dans cette profondeur qu’elle m’intéresse particulièrement car elle me fait entrevoir une autre figure de « Dieu ».
En fait, quand Jésus dit « Papa » il s’adresse à YAHVE et il le sait. Or, en tant que juif, YAHVE n’est pas n’importe qui pour lui : c’est le Tout Autre dans sa consistance propre, ses désirs, ses secrets. Il n’est ni une projection ni une abstraction mais quelqu’un, avec qui les rapports n’ont pas toujours été commodes dans l’histoire et qu’il y a lieu de considérer, d’écouter, de respecter. C’est l’innommable dont je parlais plus haut. Le Père de Jésus, je ne le comprends dès lors plus seulement comme l’« Abba » si banalisé mais comme le « YAHVE-ABBA » beaucoup plus plausible.
« YAHVE-ABBA » explicite très bien pour moi ce en quoi peut consister la relation vraie d’un homme avec Dieu et c’est en cela que je trouve passionnante l’expérience spirituelle de Jésus. J’y lit un croisement, une rencontre, un pont, entre l’étrange et le familier, entre l’inconnu et le partagé, entre le toi et le nous, entre l’infini et le proche, entre le respect et la liberté, entre le transcendant et l’immanent, bref, pour ne pas étendre la liste, entre les inconciliables vitaux.
Cette représentation là, alors, me parle vraiment. Elle est existentielle et je sens dès lors qu’elle peut être un chemin pour moi. Je n’en suis qu’au début. Je balbutie encore mais j’ai tout mon temps pour l’approfondir. J’ai confiance car je sais que l’étape la plus difficile a été franchie : Dieu est mort; YAHVE-ABBA peut naître...