Il descend de la montagne, des foules nombreuses le suivent.
Jésus vient d'arrêter de parler. Il redescend de la montagne et reprend son chemin. Manifestement il a un réel succès auprès du peuple puisque, nous dit Matthieu, " des foules nombreuses " sont là derrière. Pourquoi ? On ne sait pas bien. Peut-être attendent-elles que quelque chose se passe. Peut-être espèrent-elles un prodige ? Peut-être sont-elles simplement subjuguées par ce personnage mystérieux et envoûtant.
Tout paraît donc très réussi. Et pourtant deux détails importants me frappent dans l'événement.
Tout d'abord, quand il redescend, Jésus ne cherche à rencontrer personne. Il n'est fait mention d'aucun contact individualisé avec quiconque. Tout se passe comme si ces foules nombreuses ne l'intéressaient pas, qu'il les fuyait même puisque, comme le précise le début du chapitre, c'est à cause de ces foules qu'il était monté sur la montagne :" Et en voyant ces foules, il monte sur la montagne et s'assoit là. " De plus, ce n'est pas aux foules qu'il a parlé mais à ses adeptes qui s'étaient approchés de lui : " Ses adeptes s'approchent de lui. Il ouvre la bouche, les enseigne et dit ... " Quel contraste donc avec le contenu de ce qu'il vient d'annoncer ! Que se passe-t-il donc ? Pour qui a-t-il parlé ? Pourquoi une telle indifférence. Pourquoi une telle distance ?
D'ailleurs, le récit ne fait part, non plus, d'aucune manifestation ni de joie, ni d'adhésion, ni même de curiosité de la part des adeptes. Ceux-ci l'ont écouté, semble-t-il, sans dire un mot. Je les imagine fort bien se relevant avec lui, à la fin, et redescendant, en le suivant par derrière, comme les foules. D'où, là encore, une certaine froideur tant de Jésus envers ses adeptes que d'eux envers lui, qui cadre mal avec le message qui vient d'être délivré.
Le second détail auquel j'ai fait allusion plus haut permet, peut-être, de répondre à mes questions. En effet, je remarque qu'à sa descente de la montagne, si Jésus ne cherche à rencontrer personne c'est parce qu'il ne le peut pas, car il se trouve en présence, nous dit le texte, de " foules nombreuses " qui " le suivent ". Ce n'est pas des interlocuteurs personnalisés qui sont là mais des foules, c'est-à-dire des ensembles indifférenciés où les individus sont immergés, noyés, anonymes. Comment pourrait-il tenter un contact dans de telles conditions. De plus, il ne s'agit pas de personnes qui accompagnent ou qui entourent mais de gens qui se contentent de suivre en restant derrière. Difficile de parler, en effet, dans une telle configuration.
En fait, personne, semble-t-il, tant physiquement que psychologiquement, n'est prêt à dialoguer avec Jésus. Il le sent bien d'ailleurs puisqu'il éprouve le besoin de s'isoler de la foule en grimpant sur la montagne. S'il ne parle qu'à ses adeptes c'est parce que ceux-ci se sont approchés et qu'alors le contact est possible.
Le contenu de son discours est très significatif à cet égard. Sensible à l'anonymat des foules qui se pressent autour de lui - "Et en voyant ces foules" - il éprouve très certainement le désir que les individus qui les composent deviennent des " je " . C'est pour cela qu'il est venu. Alors, saisissant l'amorce de rencontre que les adeptes lui offrent en s'avançant, il exprime ce qui lui tient à cœur : tout faire, dans tous les domaines, pour nouer la relation personnalisante que Yahvé souhaite avec chaque homme depuis la création du monde.
Il en dit beaucoup, trop sans doute, car les adeptes en restent muets. Qu'ont-ils compris ? C'est difficile à savoir. Intellectuellement le message a certainement été entendu. Affirmer qu'il ait été intégré serait certainement dépasser la réalité, car, pour exaltant qu'elle soit, la parole lancée est inédite, surprenante, chamboulante.
En effet, comme la foule, les adeptes sont imprégnés d'une culture ambiante dans laquelle on les a persuadés que Yahvé les aimait mais en leur expliquant aussi qu'Il siégeait très haut dans son ciel. Mystère bien difficile à pénétrer - et à accepter - que cet Être qui soi-disant aime mais qui reste très distant et très lointain... Ils ont sincèrement cru ce langage et se sont appliqués à rester fidèles, autant qu'ils le pouvaient, à la Tora.
Or voici qu'un nouveau rabbi leur apprend qu'il en va tout autrement, que Yahvé n'est pas là-bas mais ici, qu'Il est tout proche, qu'Il connaît le plus secret, qu'Il se soucie de chaque homme comme le fait un père et qu'Il attend avec impatience une réponse intériorisée, libre, ouverte à ses appels. Il y a de quoi, manifestement rester interdit et avoir besoin de recul pour assumer.
Alors, le naturel ressurgit, et plutôt que de bondir dans l'espace ouvert en dialoguant tout de suite avec l'heureux prophète, comme les foules, ils suivent, ils restent derrière, dans la position de ceux qui écoutent, qui admirent, qui vénèrent même, mais qui, ce faisant s'interdisent d'accéder à ce à quoi ils sont appelés. Il faudra sans doute beaucoup de temps pour qu'ils réalisent que Jésus, au nom de Yahvé leur propose d'émerger du conformisme religieux qui réjouissait leur jeunesse pour naître à un " je " original et différencié seul capable, malgré sa fragilité d'être en perpétuel devenir, d'accueillir le Tout-Autre-Tout-Proche-Original-Différencié qui désire tellement les rencontrer.
Ce qui est vrai pour les adeptes l'est encore plus pour la foule. Dans une foule des personnes sont là mais emprisonnées, encadrées, étouffées, de telle sorte qu'elles ne réagissent plus comme des sujets. Cela peut même les conduire parfois à des comportements versatiles fous et dangereux. Jésus en fera lui-même un jour l'expérience. Sa réserve d'aujourd'hui est tout à fait compréhensible. Assurément, pour qu'il puisse engager une relation profonde avec un autre homme, Jésus sait qu'il faut que celui-ci sorte de l'anonymat sécurisant auquel il tient. Il faut que cet homme accepte de cheminer pour devenir un acteur responsable, même si le risque existe de se démarquer et apparemment de se perdre.
Voilà donc un enjeu bien exigeant. La recherche de son identité personnelle est l'une des expériences les plus laborieuses que chacun puisse faire, sans malheureusement, d'ailleurs, atteindre toujours le résultat espéré. Si, dès lors, c'est aussi une condition nécessaire à la relation de foi, qui va pouvoir prétendre, en toute vérité, être un croyant ? N'est-ce pas trop demander ?
Cette quête de l'identité, sur le plan spirituel, a, par ailleurs, d'autant plus de difficulté à aboutir que les milieux religieux en général, sans le dire, s'en méfient beaucoup. Il est préférable, pour eux, que l'on pense comme la tradition, que l'on s'aligne sur le droit fil du dogme, tel qu'il a été infailliblement défini, que l'on s'insère docilement dans la communauté des fidèles. A la prière, une liturgie... A la foi, des œuvres... Aux questions, des réponses... L'original est un importun qui se trompe et qui embrouille ses frères. Quand on veut, dès lors, poursuivre sa recherche personnelle, sans tout rompre, il vaut peut-être mieux se considérer comme un agnostique, évidemment plus libre.
Oui, assurément, Jésus demande beaucoup : émerger, naître, advenir... Les pesanteurs de toutes sortes sont nombreuses pour contrarier le mouvement. Jésus doit donc faire preuve d'une pédagogie très fine avec chacun. Mais, il faut aussi, du côté de l'interlocuteur, qu'un levier puissant agisse pour que le processus s'enclenche. Tout ceci est peut-être difficile mais pas impossible. C'est précisément, ce qui nous est décrit dans la suite du récit : une rencontre va se produire entre Jésus et un homme de la foule. Or, curieusement, l'élément déterminant qui va propulser l'homme à sortir du "on" pour aller vers le "je", et ainsi permettre le dialogue de foi, ce n'est ni la noblesse de la réflexion, ni l'exaltation des grands sentiments, mais tout pauvrement, la souffrance et la maladie.
Tu es seul quand Tu montes sur la montagne.
Tu es encore seul quand Tu prononces ton discours.
Tu es toujours seul quand Tu reviens vers les foules.
Cette solitude elle te colle et Tu la traînes...
Pourtant Tu rêves d'une grande famille,
Avec ton Père,
Dans un Royaume dont Tu parles tout le temps.
Ou plutôt Tu ne rêves pas, Tu espères, Tu désires.
Le contact, la rencontre, cela te hante.
Tu as même accompli un voyage inouï jusqu'aux hommes
Pour être vraiment tout près.
Projet fou,
Car, Tu es toujours seul;
Projet dangereux,
Car, Tu risques d'être rejeté, isolé, incompris.
Tu le sais bien et cela te fait mal.
Tu t'en es plaint un jour ouvertement :
" Le Fils de l'Homme n'a pas où reposer sa tête. "
Malgré ta venue, Tu es peut-être encore trop loin, parce que trop homme :
Un homme aussi c'est seul,
Surtout quand il fait tout pour être vraiment un homme.
Plus il vit en profondeur, plus il touche l'incommunicable.
Plus le " je " est riche, plus sont rares les présences qui pourront l'accueillir.
Or tous les " je " sont riches, immensément, sans toujours le savoir.
Tous les " je " sont donc seuls, irrémédiablement, un jour, quelque part.
C'est pourquoi Tu la veux cette famille,
Tu le révèles, ton Père,
Tu l'annonces, ce Royaume.
Et Tu pleures de ne voir que des foules ou des adeptes
Qui se contentent d'écouter ou de suivre.
Mais pourquoi cette retenue absurde des " je " en " on "
Devant Toi et devant les autres " tu "?
Mystère surprenant et insidieux qui sape tout depuis l'origine...
Ne serait-ce pas là le péché originel
Puisque c'est contre cela que chacun se débat
Et que Toi, Tu te bas, sans relâche ?
Qu'est-ce qui finira par le faire sauter ce repli ?
Il faut quelque chose de fort, qui ébranle,
Mais qui soit en même temps respectueux, patient,
L'impossible quoi !
Ou peut-être, au contraire, les événements du quotidien de chaque histoire...
Et voici, un galeux s'approche...
Ces quelques mots sont bien sobres, laconiques. Et pourtant, ils condensent toute l'expérience d'un formidable combat intérieur que se livre un homme, depuis probablement longtemps, et qui vient de se dénouer là, à l'instant.
L'habitude, la connaissance de la suite du récit, les divers commentaires que j'ai déjà entendus à son sujet, tout cela, renforcé par le style lapidaire employé dont je viens de parler, me porte insensiblement, au premier abord, à trouver la démarche de cet homme tout à fait naturelle : il souffre; il a entendu parler de Jésus qui guérit les malades; il n'hésite pas une seconde; il s'approche.
Cependant si j'en reste à une telle lecture, je fais, j'en suis persuadé, un épouvantable contre-sens qui estompe l'essentiel. En effet, quand je prends un peu de recul et m'efforce d'être plus attentif, je ne manque pas de me faire une remarque tout à fait fondamentale : mais comment se fait-il donc que cet homme soit là, dans la foule, et qu'il s'approche tout près de Jésus et de ses adeptes, sans que cela ne lui pose apparemment aucun problème ? En effet, un détail important est mentionné par Matthieu : il est galeux, c'est-à-dire lépreux.
Le Lévitique est formel, je me le rappelle, tout homme atteint de la gale est impur et il doit habiter isolé hors de la cité. Il n'a le droit de côtoyer personne hormis ses congénères. Il doit toujours se tenir à distance et signaler son approche de très loin quand il se déplace en criant " impur ! "
Manifestement le lépreux du récit n'a appliqué aucune de ces prescriptions ce qui paraît tout à fait surprenant. La seule explication plausible, dès lors, que je puisse trouver à ce comportement c'est que cet homme est effectivement atteint par l'affreuse maladie mais qu'il n'en a jamais rien dit à personne et qu'il s'est efforcé, au contraire, de la cacher. Extérieurement donc il est comme tout le monde. D'où sa présence dans la foule et son avancée sans cérémonie vers Jésus.
Pourquoi ce manquement à la loi ? Matthieu n'en dit rien mais je n'ai pas de peine à imaginer les raisons qui ont pu le pousser à agir ainsi. Les règles du Lévitique sont très dures. Elles peuvent s'expliquer sociologiquement par le besoin sanitaire, pour une communauté, de circonscrire la contagion. Cependant, je compatis pleinement avec le malheureux qui avait la malchance d'hériter d'une telle plaie.
Notre homme n'avait donc certainement pas envie de subir l'ostracisme auquel il serait immanquablement condamné s'il parlait. Qu'avait-il à gagner en avouant ? Rien puisque, probablement trop atteint, il ne pourrait pas vraiment être soigné et souffrirait de toute façon sans espoir de guérison. Au contraire, en se taisant, il protégeait le peu de temps de validité et de vie normale qui lui restait encore. Le moment viendrait bien assez tôt où il serait contraint, le mal empirant, de révéler sa gale.
En parlant comme je viens de le faire j'ai pensé, bien sûr, d'abord à sa souffrance physique. Mais il n'y a pas que cela. La règle impitoyable du Lévitique vouait notre homme à une souffrance morale bien pire. Se déclarer s'était délibérément se ranger parmi les parias, encourir la honte, provoquer le rejet. Que devenait alors sa dignité d'homme ? Qu'advenait-il de ses relations ? Que resterait-il de ses affections ? Non c'était trop demander sur ce plan-là aussi. Il valait mieux se taire, faire semblant et continuer de rester, anonyme, dans la foule, son lourd secret au fond du cœur.
Ainsi il pouvait tenir. Cet état, évidemment, restait fragile, car même s'il demeurait muet pour l'extérieur il ne pouvait se cacher ses pensées à lui-même. Or des pensées il en avait plein la tête. Son inquiétude, d'abord, face à l'évolution de sa maladie et à son avenir. Il en était rongé autant que de la gale. Et puis il y avait sa conscience. Ce non-dit permanent, il fallait bien qu'il se l'avoue, c'était du mensonge. Or il avait toujours haï le mensonge chez les autres et voilà que maintenant il était contraint de s'y réfugier. Enfin il y avait sa foi. Il était en complet porte-à-faux avec la Loi et donc avec Yahvé, Lui à qui l'on ne peut rien cacher, car " Il sonde les reins et les cœurs " . Il se protégeait de la menace d'une mise en quarantaine mais en même temps il s'excluait lui-même de la communauté spirituelle juive par sa rébellion aux commandements de Moïse. Et de cela il se sentait fortement coupable...
La situation de ce pauvre homme, était vraiment inextricable. D'une part, il lui fallait absolument rester caché dans un mutisme protecteur ce qui lui interdisait, par contre, d'assumer vraiment son mal; d'autre part il était hanté par son secret ce qui l'empêchait finalement de vraiment être en accord avec lui-même. Le faisceau de contradictions était patent. Tous les ingrédients étaient dès lors rassemblés pour qu'au moindre événement inhabituel le précaire équilibre qu'il s'était péniblement construit s'écroule et qu'une crise profonde éclate. C'est, je pense, ce qui est arrivé lorsqu'il a entendu parler de Jésus.
Je note qu'il est parmi la foule quand Jésus parle aux adeptes sur la montagne, ce qui signifie qu'il a entrepris une démarche pour le voir et se rendre compte de visu à qui il a affaire. Il sait que c'est un rabbi peu ordinaire qui n'enseigne pas dans les écoles officielles mais qui prêche en itinérant et annonce au peuple l'imminence du Royaume. Il sait aussi que Jean, au désert, l'a présenté comme le justicier envoyé par Yahvé " Lui il vous immergera dans le feu du souffle sacré. La pelle est dans sa main. Il purifiera bien son aire, rassemblera son froment dans sa grange; mais la glume il la brûlera au feu inextinguible. " Il a appris enfin qu'" il guérissait toute maladie et toute infirmité dans le peuple." Connaissant tout cela, progressivement, alors, de nouvelles pensées l'ont assailli et ont fait basculer l'ordre qui réglait son existence.
Tout d'abord un fait s'est imposé. A en croire Le Baptiste il y avait du nouveau en Palestine : un grand prophète, sans doute le Messie, était envoyé par Yahvé pour instaurer le Royaume de justice promis. La grande heure était arrivée. Cette actualité remettait, dès lors, complètement en cause son projet personnel et sa stratégie. En effet, il ne pouvait plus continuer à s'enfermer dans le mensonge : tôt ou tard, ce Jésus, au nom de Yahvé, le confondrait et, comme pécheur, le condamnerait.
En second lieu, ce prophète passait pour un thaumaturge. Selon divers témoignages, il guérissait ceux qui venaient l'en prier. Pourquoi donc n'irait-il pas lui aussi tenter sa chance ? L'occasion était inespérée... Mais alors de nouveaux problèmes se posaient : comment allait-il se présenter puisqu'il était en situation complètement irrégulière ? que devrait-il dire pour avouer son mal sans que cela fasse scandale ? que penseraient les autres de lui après sa tardive confession ? comment réagirait donc ce justicier ? accepterait-il de le guérir ? le punirait-il au contraire à cause de sa faute ?
Tout était chamboulé, sens dessus dessous, dans sa tête. Les contradictions, déjà nombreuses en lui, se multipliaient. Il avait enfin l'occasion de se décharger mais c'était très risqué. S'il enclenchait le processus il ne pourrait plus revenir en arrière. S'il ne faisait rien au contraire, l'issue s'avérait inexorablement fatale, maintenant, à court terme. Il pouvait peut-être tout sauver s'il s'y prenait adroitement, mais il pouvait aussi tout perdre. Il ne savait plus quoi faire. Il avait envie de céder tellement cette vie fausse lui pesait. Mais, en même temps, il avait peur de l'incertitude où cela allait l'amener...
Et le débat continuait, interminable, angoissant, usant, cruel. Un débat ? Un combat... contre cette hideuse gale qui ne s'était pas contenté d'envenimer son corps mais avait envahi aussi son esprit, son histoire, son espérance. Elle avait tout détruit : l'homme social contraint de ruser pour se faire oublier, l'homme personnel écartelé par ses crises, l'homme spirituel miné par sa culpabilité. Et elle continuait aujourd'hui son travail de sape en profitant de l'arrivée de ce Jésus énigmatique, prometteur du bien comme du mal.
Et puis, tout récemment, les choses s'étaient transformées. Il avait réussi à prendre une décision dans cette tempête. Le plus important, au fond, c'était sa sincérité. Il n'était responsable de rien dans la contraction de sa maladie. Elle lui était tombée sur les épaules, un jour, comme arrivent tous les malheurs. Sa réaction, alors, avait été naturelle : il s'était protégé autant qu'il avait pu de l'injustice dans laquelle il était ainsi innocemment plongé. Et ceci expliquait tout son comportement.
Évidemment, il s'était conduit en rebelle à la Loi. C'était son côté frondeur d'homme volontaire, énergique, actif qui l'avait guidé dans cette voie. Il savait ce qu'il faisait, ce qu'il risquait. Mais dans ce compromis-même il était resté vrai puisque depuis le début, il s'était toujours reconnu fautif envers Yahvé.
Puisque le moment du dénouement était arrivé il se devait aujourd'hui de maintenir le même cap, la même honnêteté par rapport à lui-même. Il y allait de la sauvegarde de son image d'homme libre, seule chose qui lui restait encore au sein du marasme dans lequel il se trouvait. Il avait péché, d'accord. Il assumait ce qu'il avait fait. Mais que Yahvé soit juge de ce qu'il méritait vraiment. Puisque son prophète venait pour rétablir la justice, qu'il la rende : qu'il tranche entre la rigueur implacable d'une loi et la souffrance imméritée d'un être défendant sa vie et son honneur. Il accepterait le verdict quels qu'en soient les termes. Mais il avait confiance, car il savait que Yahvé n'abandonne pas celui qui se confie en Lui et c'est ce qu'il avait résolu de faire maintenant.
Dès lors, tout était allé très vite. Il s'était rendu sur les lieux où se trouvait Jésus. Il avait remonté la foule pour se placer le plus près possible du rabbi. Il avait attendu le moment propice. Enfin, en le voyant redescendre de la montagne, il avait fait le pas, et s'était avancé...
Tu as devant toi un homme qui vient de faire un pas énorme :
Il a risqué, il a osé, il a agit.
L'audace, cela te convient,
Tu n'aimes pas les tièdes.
Autant Tu te déranges pour aller chercher les plus pauvres, les plus démunis,
Autant Tu attends des autres qu'ils se mettent en route d'eux-mêmes.
Tu es un personnage vraiment mystérieux.
On te sent, là, très proche et en même temps, Tu t'échappes;
Tu es très délicat, très respectueux,, mais Tu peux aussi exiger;
Tu donnes à profusion, sans compter, mais pour qu'on fructifie et qu'on s'ouvre.
Ta justice n'est pas celle des hommes.
Elle est très particulière.
Dans les plateaux, Tu ne pèses pas que le bien ou les fautes,
Tu y ajoutes l'émotion, l'intention, la vérité.
Ta conclusion n'est pas un jugement, un verdict, une sentence,
Mais un accueil, une bienveillance, un pardon....
Tu n'es pas mièvre pour autant
Car quand Tu soutiens ou quand Tu aides
Tu appelles en même temps au ressort, à l'émergence, au renouveau.
Et Tu es heureux de voir avancer chaque homme
D'où il est vers son dépassement.
C'est ton œuvre de création
Qui ainsi se perpétue.
Tu es fier des hommes, de leur débat, de leur recherche,
Tu les admires et ils te touchent.
C'est pourquoi tu n'hésites pas :
Au moindre signe qu'ils t'adressent
Tu t'arrêtes, intéressé,
Prêt à recevoir le message,
Même s'il peut sembler insensé.
... se prosterne devant lui et dit : " Adôn, si tu le veux, tu peux me purifier. "
La minute est décisive. Tout pour l'homme va se jouer maintenant. Ce qu'il va dire et faire est de la plus haute importance. Or, à quoi assiste-t-on ? A une modeste scène dans le silence puis à quelques mots prononcés.
Après tous les remous qui l'avaient agité et son cri poignant d'humilié demandant justice, on aurait pu imaginer que l'homme s'épanche avec plus de volubilité et plus de persuasion. Or, c'est tout le contraire qui survient. Tout se passe comme si l'ouragan s'était apaisé et avait fait place à la sérénité, à la profondeur, à la simplicité.
Plus je m'arrête sur cet épisode, d'ailleurs, plus je suis frappé de la profondeur qui s'en dégage malgré l'absence, précisément, de toute précaution oratoire : la justesse du ton, le sens du signe, la spontanéité de l'expression. L'homme prend son temps. Il n'hésite pas à manifester par un geste explicite ce qu'il ressent en lui. Il parle sans détour, interpelle franchement, demande sans peur. Au travers de tout cela, il est entièrement présent à celui auquel il s'adresse et c'est cette tenue qui le rend fort, vrai, serein.
Nous sommes loin de l'homme brisé antérieur. Manifestement quelque chose s'est modifié. Que s'est-il donc passé ? Qu'est-ce qui peut expliquer ce sursaut ? Que penser de cette mutation ? Matthieu n'est pas bavard à ce sujet. Il se contente de rapporter l'événement. Mais j'en sais assez pour essayer de comprendre : tout vient, me semble-t-il, de cette décision qu'il enfin réussi à prendre.
En effet, avant, bien qu'il ait trouvé un compromis vivable, il restait en état permanent d'incertitude, reculant toujours le moment de son aveu, hésitant sans cesse sur la meilleure façon d'agir envers ceux qu'il approchait pour ne pas les contaminer, se surveillant et se reprenant à chaque instant de peur que des soupçons ne s'éveillent. Son existence reposait sur du sable...
Dès le moment, par contre, où il s'était déterminé, le rocher était réapparu. Ayant choisi la clarté, il se mettait à regarder les autres en face. Ayant déterminé le temps de sa révélation, il se sentait maintenant libre dans ce qu'il entreprenait. Ayant accepté les conséquences de son choix, il ne craignait plus rien et pouvait vaquer, l'âme en paix, encré dans l'instant présent. Au fond, tout son réseau de relations au monde avait évolué et pour la première fois depuis l'apparition de sa lèpre, il se retrouvait enfin lui-même, authentique, assuré, debout. D'où mon impression de puissance de tout à l'heure.
Finalement, le nouveau résidait tout simplement en ceci : il s'était extrait du cocon de l'anonymat et avait osé le risque d'être lui en prenant sa décision. Il avait en définitive accepté de sortir de la foule et son avancée audacieuse vers Jésus en était comme l'expression symbolique. Mort au "on" et vivant au "je" il était, dès lors, dans les dispositions adéquates pour qu'une rencontre soit possible. C'est pourquoi il avait agit si naturellement...
Cependant, arrivé à ce stade de ma réflexion, quelque chose me frappe : je relève des contradictions flagrantes entre ce que je sens de la force restaurée de l'homme dont je viens de parler et une partie de ce qu'il fait ou dit en s'adressant à Jésus.
En effet tout d'abord il se prosterne. Je n'aime pas beaucoup, personnellement ce genre de manifestation. Cela me rappelle trop les sentiments d'humiliation qui, sous l'apparence de la modestie, sont fréquemment les contraires de la dignité. Pourquoi donc cet homme, qui a retrouvé sa stature, recoure-t-il si spontanément à une telle salutation ?
De même, je remarque que le premier mot qui sort de sa bouche c'est "Adôn " c'est-à-dire "Maître" ou "Seigneur". Une telle expression est significative de quelqu'un qui se situe en subordonné ou en suiveur, pour reprendre l'image que j'ai employée précédemment, ce qui s'accorde mal avec l'homme décidé et responsable qui vient de renaître. Pourquoi donc ce mélange, cette ambiguïté, cette dissonance ?
Je constate une fois de plus que l'identité est une quête bien laborieuse, jamais définitivement achevée, mesurée à l'aune de la patience. Le lépreux du récit a fait une avancée décisive, certes, mais il n'est pas encore parvenu au bout du chemin. Je ne dois pas oublier en effet qu'au moment où je l'observe son principal problème n'est toujours pas réglé : il est galeux, donc impur, et, n'ayant rien fait de plus pour se déclarer officiellement aux autorités, il reste en état de faute. D'où la persistance en lui d'une zone encore trouble de mauvaise conscience et de culpabilité.
De plus, son élan, tout dynamique qu'il ait été, n'a pas pu modifier en si peu de temps les références culturelles sur lesquelles il base son action. Un rabbi pour lui reste un Maître avec lequel on ne peut avoir d'emblée une relation d'égal à égal. C'est encore plus vrai pour un prophète, surtout si celui-ci est le Messie envoyé par Yahvé, le Très Haut. A cela s'ajoute la doctrine judaïque du pur et de l'impur dont il est imprégné et vis-à-vis de laquelle précisément il s'est mis en porte-à-faux.
Ces deux raisons, en s'additionnant, expliquent bien les oppositions qui apparaissent dans la scène et qui, en définitive, la rendent pleinement humaine : voici une personne devenue capable d'un dialogue, consciente d'une impureté et d'une faute qu'elle assume volontiers et qui, en cela, se considère tenue de garder, devant son Dieu, une distance respectueuse.
J'en viens maintenant à la formulation sous forme de demande qui suit : " si tu le veux, tu peux me purifier. " Cette expression n'est pas du tout étrangère à tout ce que je viens d'évoquer. Au contraire tous les éléments précédents lui donnent une profondeur et un sens qui ne m'apparaissaient pas immédiatement.
Tout d'abord, il s'agit d'une prière. Ceci s'accorde bien à l'état d'esprit de l'homme tel que je l'ai appréhendé. Il ressent un immense désir. Il a la chance d'avoir devant lui le représentant de Yahvé. En toute sérénité et de façon très naturelle, comme il se plaît à être maintenant, après son respectueux salut, il demande sans aucun détour.
Or, à nouveau quelque chose me frappe dans ses paroles : l'homme n'évoque pas du tout sa lèpre et ne dit rien de l'injustice dont il se sent frappé. Il ne fait seulement qu'allusion à sa maladie en demandant à Jésus de le " purifier ". J'observe même plus : cet homme s'affiche ouvertement devant Jésus comme quelqu'un qui cache sa lèpre alors qu'il vient à lui pour se remettre en règle. Il reste dans sa logique du secret alors qu'il vient avouer son erreur. Pourquoi donc un tel comportement ? Tout ceci apparaît manifestement contradictoire...
En fait, cette attitude pour surprenante qu'elle soit n'en demeure pas moins très explicite. Elle indique tout simplement ce qu'il est en vérité : un être partagé. En effet, la contradiction que je viens de relever a toujours été son souci fondamental depuis l'apparition du mal. Un éclatement subsiste en lui. Il reconnaît sa faute, son manquement à la Loi, son état physique d'impureté. C'est ce qui le conduit à demander à Jésus d'être purifié. Mais, simultanément, il continue de revendiquer un respect pour lui-même en tant que personne, innocent de ce qui lui arrive, injustement condamné à devenir un exclu. D'où sa persistance à se présenter devant Jésus sans aucune distinction par rapport aux autres.
En réalité sa façon d'agir, qu'il l'ait élaborée consciemment ou inconsciemment, est un moyen d'exprimer clairement à Jésus la problématique de sa vie. Mieux qu'il n'aurait pu le faire par des paroles, son comportement affiche sa souffrance et son désarroi. En acceptant de se présenter contradictoire il se manifeste comme profondément authentique et sincère, ce qui constitue certainement la meilleure défense qu'il pouvait trouver pour plaider son cas devant le Justicier de Yahvé.
J'imagine combien de courage lui a été nécessaire pour se décider à s'engager ainsi. Il a du, tout d'abord, admettre sa contradiction, sans s'en formaliser ni sans en avoir peur, ce qui n'est déjà pas une mince affaire. Ensuite, il lui a fallu la porter devant Jésus avec les risques de toutes sortes que cela pouvait engendrer et auxquels il avait si longuement pensé. Enfin et surtout il lui a fallu oser affronter face à face l'envoyé de Yahvé en lui opposant, comme un reproche, le malheur de sa condition d'être écartelé et brisé. Je perçois bien là toutes les ressources qui ont été mises en œuvre et le prix qu'elles ont coûté. Mais c'est sans doute ce par quoi il fallait que cet homme passe pour commencer à récupérer son identité et pour pouvoir accéder à une rencontre avec Jésus.
Si je m'attarde maintenant au contenu explicite de la prière de l'homme je remarque encore plusieurs choses.
Tout d'abord il commence par les mots " si tu le veux ". En fait, donc, il s'en remet à Jésus. En d'autres termes, c'est Jésus qui doit trancher, qui doit décider, qui doit dénouer son problème. En cela il reste très cohérent avec ses premières intentions : aller vers l'Envoyé pour qu'il rende sa justice. Cependant, ce faisant, il met Jésus au pied du mur, devant le dilemme que lui, homme du commun, il n'a jamais pu résoudre. C'est en quelque sorte un piège qu'il tend, car Jésus est maintenant mis en demeure de se déterminer entre la légitimité de la Loi et l'éminence de la dignité humaine.
Ce n'est pas par méchanceté qu'il agit ainsi. Il est poussé, je l'ai déjà dit, par la nécessité de clarifier sa situation. Ce qui le guide donc c'est le désir de s'en sortir. En ce sens, je perçois, sous-jacente à son attente, une certaine confiance lorsqu'il s'adresse à Jésus. En effet, après le choc des révélations du Baptiste, il aurait très bien pu sombrer dans le désespoir, s'imaginant a priori condamné pour son péché. Or ce n'est pas comme cela qu'il a réagi. Après son long débat intérieur, il a choisi de faire confiance à Yahvé. Ce qu'il n'a pas su faire lui, Yahvé, par son Envoyé, doit y parvenir et c'est pour cela qu'il s'est mis en route.
Le piège qu'il pose, en réalité, le dépasse; c'est celui des contradictions de sa condition d'homme : être croyant mais libre, créature contingente, voire impure, mais infiniment grande et belle, au dire même de Yahvé. La réponse que donnera Jésus s'avère donc très importante. Son jugement révélera quelle valeur il attribue, au nom de Yahvé, à la liberté, au sens du péché et à la dignité de la personne humaine.
La suite de la prière me touche profondément aussi : " tu peux me purifier ". L'homme ne demande pas d'être guéri. Ce qu'il souhaite c'est d'abord redevenir pur. Je sens ici combien il a du souffrir de l'image qu'il est contraint d'avoir de lui-même à cause de la maladie : ne jamais pouvoir se dire sain, porter toujours en soi quelque chose d'étranger qui avili, être amené à se dégoûter de son corps...
Je retrouve encore, à ce niveau, une importante rupture en lui qui lui interdit d'accéder à son identité. Comment, en effet, pourrait-il s'accepter, se comprendre, se vouloir, alors que toute une partie de son être l'horrifie et le dégrade. Redevenir comme avant, se récupérer, renaître et enfin pouvoir être soi, voilà sa hantise. Et c'est cet appel qu'il lance à Jésus en complément à sa requête de justice. Si le Messager, comme il le pense, n'est pas quelqu'un d'insensible il doit entendre.
J'observe, de plus, que ce cri n'est pas seulement poignant. Il témoigne d'une véritable foi en celui auquel il s'adresse : " si tu le veux tu peux ". Autrement dit, si tu en as la volonté, tu en as aussi les moyens. Pas une seconde l'homme ne met en doute que Jésus soit envoyé par Yahvé et qu'il détienne tout pouvoir pour dénouer son drame.
Cette foi, je la décèle d'ailleurs au travers d'un autre détail. Comme je l'ai dit l'homme ne parle pas de sa maladie et demande tout de suite d'être purifié. Or Jésus n'est pas sensé savoir à quoi il fait allusion puisqu'ils ne se sont jamais rencontrés ni parlés antérieurement. L'homme présuppose donc que Jésus est d'emblée au courant de son problème. Pourquoi ? Une seule explication : Pour lui, Jésus est le Messager de Yahvé; il connaît donc tout sans qu'on lui explique. La foi de l'homme se traduit très naturellement dans les paroles qu'il prononce.
Cette profonde certitude est d'ailleurs, sans doute, le fruit de tout un parcours spirituel.
Tout d'abord il a, depuis longtemps, pris du recul dans le domaine du religieux puisqu'il s'est soustrait à la Loi de Moïse en ne se déclarant pas lépreux alors que cela est formellement prescrit. On peut même affirmer plus : il a osé braver Dieu à ce sujet puisque ce commandement émane de Yahvé. Est-ce à dire alors qu'il n'avait plus la foi et que tout cela lui était égal, la seule chose importante pour lui étant sa tranquillité et sa sécurité ? Certainement pas, car dans ce cas il n'aurait pas pris le risque d'aller se dévoiler à Jésus. Cet homme était donc croyant mais avec une certaine réserve.
Cette réserve s'est située au niveau de la pratique de la Loi. Maintes raisons l'avaient poussé à adopter cette attitude. Mais il était toujours resté préoccupé de sa situation par rapport à Yahvé puisqu'il s'était senti en permanence coupable de ne pas Le satisfaire en ne se pliant pas à la déclaration rituelle à laquelle il était tenu. J'en déduis, dès lors, que sa foi avait toujours été bien réelle mais qu'il l'avait vécue en termes conflictuels. Il croyait en Yahvé mais s'opposait en partie à Lui à cause des exigences que Celui-ci semblait vouloir lui imposer et qu'il considérait comme réellement abusives.
Or, ce que je constate, c'est que ce conflit ne l'avait pas abattu. En effet, sa culpabilité aurait pu légitimement l'écraser, le maintenir dans la crainte obsessionnelle d'un châtiment et le paralyser dans son action, car il devait bien avoir conscience que dans sa lutte il ne combattait pas à arme égale. Et pourtant il semble qu'il n'en n'ait rien été. Que s'était-il donc passé ?
S'il était capable de supporter sa culpabilité c'est que quelque chose, en lui, le lui avait permis. Ceci signifie qu'il possédait, en son for intérieur, une force assez puissante pour contrebalancer la culpabilité. Sa foi ne reposait pas seulement sur cette culpabilité. Sur quoi donc d'autre ? Sans doute, tout simplement, sur sa conviction d'innocence.
Comme je l'ai déjà évoqué, à la fois il se sentait fautif par rapport à la Loi et à la fois il s'estimait injustement atteint à cause de sa gale. Les deux termes cohabitaient avec la même vigueur en lui. Si le premier gênait sa relation avec Yahvé, le second par contre la dynamisait.
En effet, il aurait très bien pu, dans sa situation, se détourner de Yahvé : un dieu sadique, qui fait du mal aux hommes sans raison, tout en affirmant qu'il les aime, c'est impossible. Un tel dieu ne peut exister et on se doit de l'abandonner, de n'y plus penser. Or ce n'est pas ce que s'était dit l'homme. Comme Job, il avait accepté de ne pas voir bien clair quant aux raisons de son infortune, mais il avait conservé simultanément la certitude que Yahvé était bon, qu'Il aimait son peuple, et qu'Il ne pouvait, dès lors, condamner un de ses enfants sans le comprendre.
C'est ainsi que sa foi s'était articulée. Conscient d'être objectivement en désaccord avec la lettre de la Loi il avait tout misé sur l'esprit en fondant son espoir sur l'assurance que Yahvé le justifierait à cause de sa souffrance et de son innocence. Relativisant son écart par rapport à l'obligation légale, il avait donné primauté à la relation spirituelle, instaurant alors un nouveau type de rapport avec Yahvé, moins formel mais plus intériorisé, moins communautaire mais plus profond, moins orthodoxe mais combien plus vrai.
Son " croire " se situait dès lors dans la durée. L'instant présent, le maintenant ne lui suffisait pas. Il vivait dans le désir de recevoir justice. C'est la raison pour laquelle la prédication du Baptiste avait eu un effet si immédiat. Tout ce que ce dernier annonçait correspondait parfaitement à ses attentes. Il savait par son expérience religieuse personnelle que l'ancienne alliance ne suffisait pas pour répondre aux besoins des hommes, que les cieux nouveaux et la terre nouvelle annoncés par les prophètes ne pouvaient qu'advenir et que le Messie Justicier promis devrait immanquablement se manifester un jour. Il était dès lors prêt à accueillir l'annonce du renouveau.
De la même manière, l'étincelle avait jailli lorsqu'il avait entendu ce qu'on rapportait de Jésus. Jean le présentait comme le Messie. Or, il se sentait proche de Jean et il lui accordait son entière crédibilité. Par ailleurs, la foule parlait abondamment des miracles qu'opérait Jésus et il ne pouvait douter de leur réalité. Or, de tels faits, autant par leur côté extraordinaire que par les misères qu'ils soulageaient, étaient des signes probants que, par ce Nazaréen, Yahvé visitait son peuple et rendait la justice. Tout convergeait donc pour que l'homme se tourne vers Jésus et lui accorde sa confiance.
Mais ce qui avait été décisif c'est ce qui s'était passé juste avant qu'il ne parle. Son approche n'avait pas été refusée : Jésus s'était arrêté et l'avait regardé, accueilli, accepté. Pendant sa salutation il avait été respecté : Jésus n'avait rien dit, il l'avait laissé faire sans le rabrouer alors que sa démonstration, il s'en était bien rendu compte après, était particulièrement cérémonieuse voire blasphématoire : il n'y a que devant le Très Haut qu'il convient de se prosterner ainsi. Enfin le silence de Jésus l'avait très impressionné : il s'était senti attendu; il avait été conquis par une chaleureuse et attentive présence; il avait su qu'il serait pleinement écouté. Alors l'espoir s'était subitement transformé en certitude. La confiance avait mystérieusement laissé sa place à la foi. Et il avait parlé, spontanément, sans ambages.
Il était maintenant là, serein et en paix, mais impatient aussi de recevoir une réponse...
Tout à l'heure Tu étais seul.
Maintenant vous êtes deux.
C'est ce que tu souhaitais...
Mais Tu ressens alors combien est lourde la charge qui t'incombe.
Cet homme a tout parié sur Toi.
Il t'a déposé sa détresse,
Il t'a exprimé son espoir,
Il attend avec conviction ta parole.
Que te faudra-t-il dire pour lui répondre ?
Quelle justice dois-Tu lui proposer ?
Quelles explications pourras-Tu lui fournir ?
Cet homme c'est moi, c'est l'autre, c'est nous,
Qui existons, contradictoires mais pleins d'allant,
A la recherche du fil autour duquel construire ce monde.
Ce sont nos interrogations que Tu portes,
Ce sont nos désirs que Tu reçois,
Ce sont nos appels que Tu écoutes.
Ta responsabilité est très lourde
Car il s'agit là du trésor des hommes.
Tu ne peux pas les décevoir,
Il est impératif que Tu les éclaires :
Il en va de leur vie
Et du sérieux de ta mission.
C'est engageant et dur d'être un Dieu.
Tu t'es lié à l'homme en le créant.
Il te tire en permanence vers lui
Avec sa liberté, ses exigences, son besoin.
Tu as cédé tant de fois que Tu ne peux pas t'arrêter;
Et te voilà parti dans une perpétuité de dons et de présences,
Qui captent ton éveil et ta patience,
Jusqu'à en épuiser presque l'énergie.
Mais Tu acceptes ces sollicitudes
Car c'était la règle du jeu.
Les seules choses que Tu demandes
Pour que ce ne soit pas en vain,
C'est que du côté des hommes
Tu trouves la même attitude d'accueil,
La passion de la vérité,
Et le courage de l'action.
Alors peuvent se nouer un dialogue, une rencontre, une complicité même,
Qui rend chacun, Toi comme eux,
Plus fort,
Plus sûr,
Et plus heureux.
Il tend sa main, le touche et dit : " Je le veux : sois pur." Vite il est purifié de sa gale.
La réponse tant attendue la voilà enfin et c'est bien sûr à la joie de l'homme que je pense d'abord, car son histoire est bouleversante. Jésus ne peut exprimer plus clairement qu'il a entendu son appel et il doit être formidablement heureux. Son problème est définitivement réglé. Le voilà entièrement guéri : physiquement, psychologiquement et spirituellement.
Mais je suis frappé de la façon dont tout cela se passe, car la scène telle que la décrit Matthieu exprime beaucoup plus que la simple guérison.
D'abord, dans sa forme générale, elle apparaît curieusement très proche de ce qui avait été relaté lorsque l'homme s'était présenté à Jésus : elle commence, elle aussi, par un geste silencieux et se poursuit par une formule qui reprend mot pour mot la prière de départ. Manifestement Jésus suit le même processus que l'homme en se calquant sur son comportement et sur ses paroles, comme s'il voulait non pas répondre, mais reformuler, accompagner, continuer la démarche entreprise.
En premier lieu, donc, il fait un geste silencieux. Il ne parle pas, il préfère signifier. Il est vrai que les questions sous-jacentes à la démarche de l'homme seraient longues à aborder et celui-ci, parce qu'il attend surtout du concret et une décision, n'y accorderait pas tout l'intérêt souhaitable. Néanmoins, d'un autre côté, Jésus ne peut pas non plus rester muet devant l'importance des problématiques soulevées par la prière qu'il vient d'entendre et des racines qu'il en connaît. C'est pourquoi il va utiliser un autre langage, plus symbolique que les mots, mais non moins suggestif. Au silence de calme et de maîtrise de soi de l'homme, Jésus va répondre par un silence de communication.
C'est, en effet, dans ce sens que je lis son geste. Que fait-il pendant ce silence ? Il tend la main et il touche l'homme. Autrement dit il pose deux actes de rapprochement vers lui. Ces actes, peut-être faits rapidement et spontanément, ne sont pourtant pas le fruit du hasard. Jésus a envie d'exprimer sa proximité, probablement parce qu'il est ému d'avoir vu l'homme le supplier avec une telle conviction, surtout après toutes ses souffrances.
Il tend donc d'abord la main. C'est le geste habituel qu'on utilise pour dire bonjour. Jésus a donc l'intention de saluer son vis-à-vis. Voilà la première idée qui lui vient. Ce que je remarque, cependant, c'est qu'il s'y prend de façon beaucoup moins cérémonieuse que l'homme tout à l'heure. Il est l'Envoyé de Yahvé mais il reste simple. A la prosternation qui lui a été adressée il répond par la convivialité. Oui Yahvé est digne de respect, Il est le Tout Autre, le Transcendant et c'est pour cela qu'Il a accepté la marque de grande déférence de l'homme. Mais il est aussi et surtout le Tout Près, l'Ami, l'Alter Ego, présent sans cérémonial auprès de qui le sollicite. La main affectueusement tendue correspond mieux à son désir de l'instant.
Ce signe, et la réalité à laquelle il renvoie, sont sans doute trop déroutants pour l'homme. Il ne saisit pas cette main qu'on lui offre. Peut-être ne la regarde-t-il même pas, trop préoccupé encore des retombées de sa si audacieuse démarche. D'ailleurs, même s'il acceptait de la voir, comment pourrait-il se permettre de la serrer : l'écart est trop grand, il n'est pas digne d'une telle familiarité; il se doit de rester à son rang au risque de commettre un sacrilège.
Et puis, maintenant, il ne peut plus mentir. Il s'est avoué malade et impur à ce prophète. Il ne va pas maintenant désobéir de front à la Loi qui lui ordonne de proscrire tout contact corporel avec les autres. Il ne va pas non plus, contagieux qu'il est, risquer de lui transmettre son mal. Cela il se l'ai toujours interdit avec ses proches, pourquoi faillirait-il ici ? Peut-être, d'ailleurs, l'invitation qui lui est faite n'est-elle destinée qu'à le mettre à l'épreuve pour juger de son honnêteté ? Non il ne doit pas céder à cette tentation. Il lui faut rester sur sa réserve et attendre...
Le geste de Jésus reste donc sans réponse, ou plutôt sans retour, car l'inertie de l'homme est très parlante. Jésus comprend parfaitement cela. Il voit très clairement que son interlocuteur, en toute bonne conscience, est paralysé et n'ose pas encore se hausser au niveau auquel il est appelé pour qu'une vraie rencontre ait lieu. Il va donc lui falloir aller plus loin et descendre encore plus près de l'homme. Et c'est son second acte : il le touche.
Cette attitude parait à première vue tout à fait naturelle. Quand on voit quelqu'un dans la peine ou l'embarras on est porté, si l'on est un peu sensible, à lui exprimer son soutient. Très naturellement, dans ce cas, on lui accorde sa sympathie en lui mettant la main sur l'épaule ou on lui prend la main pour l'attirer vers soi et on lui prodigue les paroles de réconfort qui surgissent spontanément. J'imagine volontiers que c'est ainsi que Jésus veut se comporter avec l'homme.
Mais si on se souvient des conditions particulières de la scène, ce second geste de Jésus prend une dimension inouïe, surtout pour l'homme. En effet, ce dernier est galeux. Quiconque le touche devient impur. L'Envoyé de Yahvé vient donc de commettre un acte absolument inimaginable : lui, le Saint, le Justicier, le Représentant du Très Haut, contracte délibérément une impureté et cela simplement par simple affabilité pour quelqu'un qui vient le prier ! L'homme avait peur tout à l'heure de commettre un sacrilège. Il est maintenant ébahi et complètement perdu.
C'est, en effet, à n'y rien comprendre. Ce geste chamboule toutes les références culturelles et spirituelles que depuis sa plus tendre enfance on lui a inculqué. Il avait bien pris un certain recul par rapport à ce cadre. Mais jamais il ne se serait permis d'aller si loin. Et pourtant il ne rêvait pas : ce Jésus, au nom du Tout-Puissant, lui prenait la main, sans aucune retenue, avec une réelle affection.
Qu'est-ce que cela veut-il donc dire ? Yahvé accepterait-il de se compromettre avec l'impureté des hommes ? Serait-il possible que tout homme, quel que soit sont état, puisse L'approcher sans crainte de mourir ou d'être confondu ? Dans ce cas, pourquoi avoir autrefois à son peuple des canons si stricts, en matière de pur et d'impur ? Peut-on aujourd'hui passer outre ? Est-ce cela la nouvelle justice ? Toutes ces questions affluent et ébranlent l'homme.
Cependant, à travers elles, une certitude commence à naître en lui. Ce Jésus sait qu'il est lépreux. Il vient de lui manifester sans recul son amitié. Il est l'Envoyé de Yahvé et parle en son nom. C'est donc que Yahvé l'aime malgré son impureté et que, dès lors, celle-ci n'est, somme toute, pas si importante. Il avait donc finalement bien fait de relativiser.
Ainsi, par son Messie, là, tout proche, Yahvé est en train de lui dire qu'il avait raison, que ce qu'il sentait en lui, confusément, s'avère être vrai : sa dignité d'homme passait en premier, avant la rigueur de la Loi; la relation spirituelle personnalisée qu'il avait initiée n'était pas désavouée et apparaissait bien être celle que Yahvé souhaitait entretenir avec son peuple; la confiance en Dieu qu'il avait toujours gardé en son for intérieur importait plus que le rite, le formalisme légal ou la pratique cultuelle.
Dès lors, par son simple geste Jésus avait tout expliqué, sans un mot. Il était même allé plus loin : c'est en manifestant sa sympathie et son amitié qu'il avait tranché, comme s'il voulait signifier que c'est d'abord l'amour qui fonde la Loi dont il est le Messager. Il mettait ici en application les principes qu'il venait d'enseigner sur la montagne à ses disciples. Cependant, alors que ceux-ci n'avaient fait qu'entendre et suivre, l'homme, lui, encore surpris, mais comblé, avait compris et avait adhéré.
Dès lors, le contact était établi. La distance craintive antérieure était abolie et la communication que désirait tant Jésus avait toutes les chances dorénavant de se poursuivre sans parasite. Les mots pouvaient prendre le relais des gestes.
L'homme, lorsqu'il avait parlé, attendait de Jésus qu'il s'engage. L'attitude que ce dernier venait d'avoir envers lui répondait, au-delà de ses espérances, à sa demande. Pour qu'il ne subsiste cependant aucune ombre, Jésus confirme explicitement son geste : ce n'est ni par inconscience ni par simple instinct qu'il a agi mais en parfaite connaissance de cause et parce qu'il l'a voulu. C'est le premier sens que je décèle dans cette courte réponse.
Cependant, j'observe plus. Jésus délivre un autre message .
En effet, si l'homme en était resté au seul premier mouvement de respect et de déférence qu'il avait eu en abordant Jésus, il n'aurait certainement perçu ce " Je le veux " que comme une sentence bienveillante exceptionnelle de Yahvé à son égard qui l'aurait arrangé certes, mais qui l'aurait en même temps laissé, pour l'avenir, dans la même perplexité vis-à-vis de ses obligations légales sur le pur et l'impur ainsi que sur toutes les questions qu'il se posait à ce propos.
Le geste affectueux de Jésus avait tout changé et préparé l'homme à autre chose. Ce dernier avait compris que le Prophète avait épousé sa cause en osant, Lui aussi, relativiser la Loi et qu'il était donc tout ouvert à ses propres perspectives. Dès lors, lorsqu'il avait entendu le" Je le veux " et qu'il avait remarqué que la formule reprenait exactement, dans sa structure, ce que lui-même avait dit, il avait compris que derrière cette réponse, se profilaient une foule d'autres intentions qu'il pouvait lire comme en écho à sa prière : je t'ai compris, je mesure ton désarroi, j'admets pleinement ta réaction, j'accepte volontiers tes questions, je porte avec toi ta souffrance, j'ai le plus grand désir de t'aider, etc ...
Les mots prononcés prenaient ainsi une autre couleur et signifiaient beaucoup plus que la seule libéralité bienveillante. Ils annonçaient que Yahvé ne faisait pas un absolu de la soumission à la Loi mais que ce qui L'intéressait surtout c'était l'homme intérieur, avec ses peines, ses contradictions, sa recherche, sa sincérité. C'est cet homme-là qu'il désignait vouloir au travers du " Je le veux " de son Messager.
Ainsi, Jésus, en quelques paroles et après un geste amical tout simple, amenait son interlocuteur à une révélation capitale qui réglait définitivement les ambiguïtés passées dans lesquelles il s'embourbait et instaurait un nouveau mode de relation à Yahvé sur lequel il pouvait s'appuyer pour l'avenir.
Mais une dernière chose me frappe encore dans la formule : sa personnalisation. Jésus parle avec autorité et s'implique entièrement dans ce qu'il dit : " Je " le veux . J'y lis, là, une autre révélation toute aussi importante que la précédente et qui n'a pas pu, j'en suis persuadé, ne pas surprendre profondément l'homme qui l'entendait et à nouveau l'ébranler.
En effet, ce dernier s'était adressé à Jésus en tant que Messager de Yahvé c'est-à-dire comme l'un de ses prophètes Le représentant. Bien qu'ayant toute la confiance du Très Haut et pouvant jouir de Son entier appui, ce Jésus restait cependant un homme aux yeux de celui qui le sollicitait. Quand le pauvre galeux avait dit " Si tu le veux tu peux me purifier " , il sous-entendait bien évidemment " au nom de Yahvé ". Or, qu'entend-il en réponse à sa requête ? Quelqu'un qui n'hésite pas à parler comme si c'était lui qui décidait : " Je " le veux . Jamais aucun prophète ne se serait permis un tel langage sans s'accuser de blasphème. Or Jésus s'exprime le plus naturellement du monde, en assumant pleinement et sans gêne aucune, les mots qu'il emploie.
Comme je viens de le dire, une fois de plus, l'homme doit être stupéfait : non seulement Cet Envoyé brave la Loi mais encore Il se pare de l'autorité même du Tout-Puissant ! Qui est-il donc ? Est-il vraiment le Messie ? Qu'est-ce que Yahvé pense réellement de lui ? Pourquoi Le laisse-t-il faire ? Le Baptiste est-il au courant de telles exactions ? Que répondre à un tel personnage ? Que croire à son sujet ?
L'homme est autant embarrassé que surpris, car, à nouveau, il ne sait plus, très bien à qui il a affaire ni comment il doit réagir. Il doute. Mais, curieusement, comme tout à l'heure, lorsque Jésus l'avait touché, c'est à partir de ces interrogations que va progressivement se renforcer sa conviction.
Manifestement ce Jésus est très différent de tous les hommes qu'il connaît. Il n'a pas eu peur de la contagion malgré l'aveu de la lèpre. Il s'est même compromis en acceptant l'impureté légale dont il a été ipso facto l'objet, à cause de son geste. Il a reçu le secret qui lui était confié sans colère. Il a même fait preuve d'une grande tolérance et d'une chaleureuse compréhension à ce sujet. Assurément, il ne veut commettre aucun mal. Il agit au contraire pour aider et soulager . Pourquoi donc chercherait-il à tromper en s'affichant l'égal de Dieu ? D'ailleurs, qu'aurait-il à y gagner ? Rien. Au contraire, il risquerait de n'engendrer que la méfiance et l'incrédulité à son égard.
Et si ce mystérieux comportement indiquait autre chose ? Une pensée folle vient de traverser l'esprit de l'homme... Mais cela est-il possible ? Effectivement Le Baptiste a bien dit : " Mais vient après moi un plus fort que moi- je ne vaux pas pour porter ses sandales. " Qu'entendait-il par " plus fort que moi ". N'était-ce pas, précisément, l'éventualité qu'il venait lui-même d'envisager ? Cela, évidemment, éclairerait tout. On comprendrait parfaitement la raison de la si grande liberté de ce personnage face à la Loi, de sa bienveillance si inattendue, de l'autorité avec laquelle il parle...
Il n'ose y croire et cependant il est de plus en plus persuadé que maintenant encore, il a raison, que son idée est la bonne, que ce Jésus n'est pas comme les autres parce qu'il est tout autre, parce qu'Il est Le Tout Autre... Mais oui, c'est évident, cette personne qui dit " Je " avec une telle spontanéité et une telle assurance, n'est ni un Prophète ni un Envoyé : c'est, chose inconcevable, fait incroyable, événement inimaginable, Yahvé Lui-même...
La vérité qu'il vient de comprendre est ahurissante. L'homme est sidéré : devant lui, pauvre galeux implorant, se tient le Tout-Puissant, non pas en majesté mais en ami compréhensif, une main chaleureusement posée sur son épaule. Insigne honneur. Immense espérance. Indicible allégresse... L'homme relève doucement la tête et aperçoit Jésus qui le regarde en souriant, heureux du bonheur qu'il vient de faire naître.
La rencontre a enfin lieu. Il n'y a plus un être qui domine et un être qui se plie. Il y a deux personnes face à face qui se reconnaissent et qui s'accueillent mutuellement. Chacune se sent liée à l'autre par l'échange des secrets que la confiance réciproque a permis. Une joie immense irradie les visages et envahit les cœurs. Tout est prêt pour que le dialogue se poursuive et soit fécond. C'est Jésus qui prend l'initiative en continuant l'échange qu'il avait initié .
Cet impératif se situe, bien sûr, dans la logique de tout ce qui précède.
Je l'interprète donc, en premier lieu, comme la réponse à la prière de l'homme qui cherchait la guérison de son mal. Jésus manifeste son accord pour qu'il en soit ainsi et que l'homme dorénavant cesse de souffrir tant physiquement que psychologiquement à cause de cette affreuse plaie : qu'il n'ait plus mal, qu'il ne soit plus inquiet, qu'il se retrouve en harmonie avec son corps, qu'il se réinsère dans une vie sociale normale et qu'il recouvre enfin son identité perdue.
En raison de tout ce qu'il a enduré, l'homme peut aisément mesurer l'ampleur de la faveur que cette parole lui promet et j'imagine sans difficulté quelle doit être sa reconnaissance envers Jésus quand il entend ces mots. A son intense émotion de tout à l'heure vient s'ajouter maintenant un merci sans partage qui ne peut qu'augmenter encore sa joie du moment. Vraiment, son courage et sa sincérité sont payés de retour plus qu'il ne l'espérait.
En second lieu, la forme impérative " sois pur " de l'expression de Jésus réaffirme la personnalisation du " je " précédent. Mais l'homme ne s'étonne plus ici : il a compris Qui lui parle et plus aucun doute ne vient voiler la foi qui l'anime. Il sait qui est l'auteur de son salut. Ce sont d'autres pensées, cependant, qui, alors, surgissent.
Il s'émerveille de ce que ce soit Yahvé Lui-même qui vienne guérir son peuple mais aussi il s'en étonne. Pourquoi n'opère-t-Il pas comme par le passé par l'intermédiaire de ses prophètes ou de ses envoyés ? Quelle intention se profile derrière cet événement sans précédent ? Cherche-t-Il à exprimer plus explicitement que c'est Lui qui sauve? Désire-t-Il un contact plus étroit avec son Peuple? Vient-Il instaurer une ère nouvelle, qui ne fait que commencer, dans l'histoire d'Israël?
Tout ceci est probablement vrai mais il y a certainement plus. Pour qu'un Dieu se dérange, il faut qu'Il souhaite que quelque chose de fort se passe avec ceux qu'Il vient visiter, du type de ce que lui, homme du commun, vient d'expérimenter. L'homme passe très rapidement en revue dans son esprit tout ce qu'il a vécu depuis son approche vers Jésus et soudain il comprend...
Il était très étonné tout à l'heure de ce que le Messie l'ait touché. Il avait pensé à ce moment que ce dernier avait contracté une impureté comme le spécifie la Loi. Il voit clairement maintenant qu'il s'est trompé. Puisque cet homme devant lui est Yahvé, c'est le contraire qui s'est passé. Son impureté ne s'est pas transmise mais c'est la pureté de Yahvé qui est venue en lui. D'ailleurs, c'est bien ce que lui signifie Jésus dans les paroles qu'il entend à présent : " sois pur ".
Dès lors, tout devient clair. Si Yahvé vient en personne vers son Peuple c'est pour opérer quelque chose dont aucun prophète n'a le pouvoir mais que Lui seul peut réaliser. Yahvé peut seul donner Sa Pureté, Sa Sainteté, Sa Présence, Sa Personne, Son Être. Ainsi quelque chose d'inédit est proposé dorénavant aux hommes : la possibilité d'une rencontre directe avec Lui dans laquelle Il s'offrira tout entier à eux, dès à présent, ici-bas, sans qu'il soit nécessaire d'attendre un paradis futur.
Cette nouvelle révélation complétait les précédentes et les éclairait prodigieusement. L'homme savait maintenant pourquoi Yahvé acceptait de relativiser l'importance de la Loi. Ce qui comptait pour Lui ce n'était pas d'abord l'observance des commandements, c'était surtout la disposition des cœurs afin qu'Il puisse rencontrer ses créatures et se donner Lui-même à elles, absolument et complètement, si elles acceptaient de L'accueillir. Voilà quelle était la nouvelle Justice. Voilà quel était le Salut tant attendu.
L'homme avait ouvert son cœur. Il avait finalement répondu oui à l'offre de Jésus en osant enfin le regarder dans les yeux et en répondant volontiers à son sourire. Toutes les conditions qu'attendait Yahvé étaient remplies. Dieu pouvait se donner à l'homme qui se trouvait alors " vite... purifié de sa gale. "
L'homme a beaucoup de chance. Il va repartir à la fois transformé spirituellement et à la fois guéri physiquement. Ceci parait évidemment être la conclusion logique de tout son cheminement. Cependant, ici, plusieurs choses m'interrogent.
En premier lieu, je remarque, bien que le texte ne fasse mention explicite, que de la guérison physique, que celle-ci s'accompagne d'une évolution spirituelle permise par les différentes révélations successives, directes ou indirectes, de Jésus à l'homme. Autrement dit, il semble bien que pour Jésus, le miracle est autant une occasion de progrès dans la foi que de soulagement des misères corporelles ou matérielles.
A ce sujet, je note aussi que la guérison physique n'intervient qu'en dernière phase, comme si elle était la conséquence du renouveau spirituel. L'auteur l'indique explicitement par l'adverbe qu'il emploie en introduisant sa phrase " Vite ". Autrement dit, c'est suite à tout le cheminement que, vite, la gale disparaît. Ceci signifie, dès lors, que l'aspect visible du miracle n'est pas premier et que ce n'est pas lui qui engendre la foi. Au contraire, et ce récit l'illustre bien, le miracle nécessite, pour qu'il se réalise, que le bénéficiaire commence par croire.
Ces deux observations concourent, dès lors, à m'indiquer que, pour Jésus, le miracle n'est pas un acte destiné à provoquer la foi. Si Jésus opère des prodiges ce n'est pas pour prouver qu'il est Yahvé. C'est essentiellement une opportunité privilégiée pour Lui de faire une rencontre en profondeur avec quelqu'un qui croit en Lui et le sollicite. Il s'agit en quelque sorte d'une réponse à l'autre pour dilater sa foi et l'approfondir.
Bien sûr, la guérison intervient. Mais elle doit être bien comprise. Jésus ne veut ni passer pour un magicien ni pour un médecin. Si c'était le cas il guérirait les foules en masse et passerait son temps à cela. Or, il prend bien soin toujours d'individualiser ses interventions ou, quand il s'agit de miracles collectifs, d'expliquer le sens de son action.
Ce qu'il attend c'est que les bénéficiaires situent ce qui leur arrive dans le cadre de leur recherche spirituelle personnelle. Ici, le lépreux avait demandé d'être purifié pour retrouver son identité profonde et restaurer ses rapports avec la société et avec Yahvé. C'est ce qu'il lui est accordé et bien au-delà de ce qu'il attendait. Sa guérison dépasse de loin la simple maladie de sa peau et il le sait. Une nouvelle vie s'ouvre devant lui qui ne ressemblera en rien à celle qu'il menait, même avant l'apparition de sa lèpre. Pour lui, cette expérience est une véritable renaissance, dans la mouvance des valeurs qui viennent de lui être révélées.
Tu es là, devant moi, avec moi, pour moi.
Tu as pourtant beaucoup d'autres choses à faire:
C'est de tout l'univers dont tu dois t'occuper.
Mais Tu acceptes d'être tout à moi,
Pour le temps que je voudrais,
Simplement, comme cela, en ami.
Je m'attarde avec Toi,
Car ta présence est forte tout en étant douce.
Je voudrais mieux te comprendre,
Mieux t'approcher,
Mieux te connaître.
Car, Tu restes encore pour moi un mystère.
Je te suis et je t'observe
A travers la Parole de ton Livre.
Je te découvre tous les jours un peu plus
Au fil de ces méditations;
Mais cela ne me comble pas
Car plus j'avance
Plus j'ai envie d'aller encore plus loin.
Tu t'es révélé au galeux.
Il a eu beaucoup de chance.
Mais je sais par expérience
Que cela n'a pas dû lui suffire.
Car quand l'échange a eu lieu
On n'a de cesse
Que de l'approfondir.
Mais c'est le sort des relations entre personnes :
Elles peuvent progresser à l'infini.
A fortiori avec Toi
Puisque Tu es insondable.
Malgré tout quelque chose se passe
Sans qu'il soit nécessaire d'attendre.
Et, comme pour l'homme que tu viens de guérir,
Ton contact est efficient :
Peu à peu je me transforme
Je renais, je me recrée,
Plus présent moi-même à mes frères
Pour leur offrir mon amitié.
Continue donc à me parler :
J'ai encore beaucoup à entendre.
Je me tiens prêt à t'écouter,
A réfléchir,
A dialoguer,
Pour que nous parvenions ensemble
A toujours mieux nous rencontrer.
"Iéshoua lui dit : " Attention! Ne le dis à personne mais va te montrer au desservant et offre, en témoignage pour eux, le présent que Moshè a prescrit."
Ce verset qui termine le récit du miracle m'apparaît contradictoire. En effet, à la fois, Jésus invite l'homme à garder le silence sur ce qui vient de se produire et à la fois il lui demande d'entreprendre une démarche qui vise précisément à aboutir à la publicité officielle de la guérison. De plus, il me semble surprenant que Jésus insiste tant sur la soumission à l'obligation légale - rien ne l'y obligeait puisqu'il veut garder la discrétion - alors qu'il vient lui-même de relativiser cet aspect dans tout son comportement vis-à-vis de l'homme. Ni Jésus, ni Matthieu n'étant inconséquents, que peut donc bien signifier cette étrange conclusion ?
Une remarque s'impose à moi à propos de cette première idée. Elle n'a de sens que si effectivement la rencontre et le miracle qui viennent d'avoir lieu ne sont connues que de Jésus et de l'homme seuls. Ceci confirme ce que je disais au début de ma réflexion, à savoir que l'homme avait toujours caché sa lèpre et que c'est comme tel qu'il s'était présenté à Jésus. En effet, s'il en avait été autrement, les événements s'étant déroulés à la vue des foules nombreuses qui suivent, je vois mal comment Jésus aurait pu formuler le vœu qu'ils restent discrets.
Par contre, la façon dont ils se sont produits, même devant témoins, en raison du mode essentiellement symbolique sous lequel s'est effectué la communication - grande place laissée aux signes tant pour les gestes que pour les paroles - me permet tout à fait de penser que les spectateurs n'avaient pas les clés pour comprendre ce qui se tissait entre Jésus et son interlocuteur et qu'ainsi tout pouvait rester confidentiel si c'était leur désir. Si Matthieu rapporte l'épisode c'est probablement parce qu'il en a eu connaissance par la suite, de la bouche même de Jésus.
J'en viens maintenant au fond. Pourquoi Jésus prononce-t-il une telle mise en garde ? Car il s'agit bien de cela, semble-t-il, sa phrase commençant par "Attention". Le texte n'est pas très explicite mais je crois sentir derrière ces paroles deux intentions essentielles.
D'abord je pense que Jésus imagine sans peine l'immense joie qui anime l'homme et qu'il pressent ainsi les dérives auxquelles ce sentiment peut le conduire s'il n'y prend pas garde. En effet, l'homme a toujours tu sa maladie. Qu'adviendrait-il donc s'il se mettait, sous l'emprise de l'exaltation, à clamer à tous vents ce qui lui était miraculeusement arrivé ? Soit on ne le croirait pas et il risquerait, dans ce cas, d'être pris pour un menteur - ce qui le désolerait et nuirait évidemment à sa volonté d'instaurer de nouveaux rapports avec les autres - soit au contraire on accepterait son récit, mais on risquerait alors lui tenir rancune de son mensonge passé et l'on pourrait garder pour l'avenir, envers lui, une certaine méfiance. D'où la délicatesse de Jésus cherchant à le tempérer et à le conseiller pendant qu'il est encore devant lui. Ce faisant, d'ailleurs, une fois de plus, il lui indique combien il comprend et accepte son attitude de réserve antérieure.
En second lieu, je lis la recommandation de Jésus comme la réaffirmation de sa connivence avec l'homme. Ce dernier s'est avoué à lui et lui a fait confiance. De son côté, Jésus s'est lui aussi révélé et a confié des secrets à l'homme. Dans la relation qui s'est établie chacun a été capable d'entendre ce que l'autre exprimait et de l'accepter. C'est ce climat qui a permis la richesse du contact, sa personnalisation et son aboutissement. Or ceci est du domaine de l'incommunicable. Annoncer à des tiers le contenu de ce qui s'est dit sans qu'il soit possible de leur faire sentir comment cela s'est dit, n'apporterait rien. Au contraire, cela pourrait profondément les troubler, à l'image de ce qui a eu lieu, à plusieurs reprises, au cours de la rencontre. Mieux vaut garder le silence sur ce vécu privé mutuel pour le respecter et s'en souvenir. Voilà donc aussi, je pense, pourquoi Jésus conseille à l'homme de faire attention et de ne rien dire à personne.
La contradiction que je soulevais plus haut à ce sujet est à analyser à la lumière des remarques précédentes. Si je prends ces observations en compte dans ma réflexion, je m'aperçois que la demande de Jésus ne va finalement pas entraîner forcément la publicité à laquelle je faisais allusion.
En effet, quand il se présentera au desservant l'homme sera pur puisqu'il est guéri. Seules des traces resteront probablement encore visibles sur sa peau et justifieront sa visite. Le prêtre ne le considérera donc pas comme un lépreux. Il ne l'obligera à aucune des séquestrations prévues pour les cas de doute. De plus, si le prêtre lui demande une justification de sa guérison, il ne sera pas obligé de s'étendre sur ce qui lui est arrivé et pourra tout simplement dire qu'il s'est trouvé purifié par la grâce de Yahvé. Ainsi donc, silence et acte public de piété ne sont pas en opposition si l'homme se comporte comme Jésus l'y a invité.
Cette considération, si elle rétablit la cohérence du discours de Jésus, n'explique cependant pas pourquoi il tient tellement à ce que l'homme fasse une telle démarche. D'ailleurs, plus je réexamine le texte, plus je m'interroge à ce sujet. En effet, pourquoi l'envoyer au desservant puisqu'il est guéri ? Celui-ci ne verra rien et n'aura rien à constater. De plus, pourquoi faire subir à l'homme les rites de purification alors qu'il est redevenu pur depuis que Jésus l'a touché. Enfin la formule employée par Jésus est assez obscure. Qu'est-ce que veut dire l'expression" en témoignage pour eux " ? De quoi doit témoigner l'homme puisqu'il est entendu que rien ne doit être divulgué à personne ? De plus, qui sont ces " eux " pour qui doit être rendu un tel témoignage ?
Tout cela fait beaucoup de questions. Je vais essayer de réfléchir progressivement, en commençant par la première : la déclaration au prêtre de service.
Je note que ce que Jésus évoque là est dans la continuité avec ce qu'il vient d'exprimer précédemment concernant le silence : il s'agit de la même phrase qui se poursuit. J'en déduis que l'impératif qu'il emploie à la même valeur de recommandation que tout à l'heure. Pourquoi donc un tel conseil ? Quel intérêt l'homme peut-il en retirer ?
Comme je l'ai remarqué précédemment, la déclaration de sa lèpre et les cérémonies rituelles de purification, ne lui apporteront objectivement rien : il est guéri et déjà pur. Par contre, subjectivement, en lui-même, le bénéfice d'une telle entreprise est loin d'être négligeable. En effet, en agissant comme Jésus le lui propose, il aura confirmation par un tiers, digne de foi, qu'il est bien guéri ce qui ne pourra que renforcer sa conviction. Ce que le ministre, dans son ignorance des faits, décrétera sur la pureté de son état, cautionnera la véracité de ce qu'il vient de vivre. Sa parfaite santé physique reconnue objectivement le renverra à la certitude qu'identiquement ses découvertes spirituelles n'ont pas été des rêves mais des acquis bien réels et bien solides sur lesquels il peut s'appuyer dorénavant en toute confiance. Va voir le prêtre pour qu'en relais à mes révélations il t'affermisse dans la foi, voilà, en d'autres termes, quel est le conseil de Jésus.
En ce qui concerne maintenant la soumission aux rites comme tels de purification, l'intention de Jésus est plus difficile à saisir. L'homme peut estimer à juste titre qu'il n'en a pas besoin, Yahvé lui ayant directement transmis Sa Sainteté en la personne de son Messie. Cependant, si je me place non plus de son point de vue à lui mais dans l'optique du desservant, il est évident que ce dernier exigera le rite après son inspection, puisque les cicatrices restantes auront montré qu'il y avait eu lèpre. Jésus conseille donc tout simplement à l'homme d'accepter sans discuter l'obligation qui lui sera faite alors pour qu'aucune difficulté n'embrouille la situation.
De plus, je pense que Jésus vise aussi autre chose. En effet, l'homme a abandonné le culte depuis longtemps. Il s'est spirituellement coupé, comme je l'ai dit antérieurement, de la communauté juive. L'exigence que va lui imposer le desservant sera, dès lors, pour lui une excellente occasion de renouer avec le religieux et sa liturgie. Puisqu'il aura découvert une autre dimension à sa foi, grâce à sa rencontre avec Jésus, son acte d'offrande pourra inaugurer, par la reconnaissance et les remerciements qui le sous-tendront, une nouvelle ère d'intériorité et de personnalisation dans sa pratique de la Loi et dans la ferveur de sa prière. D'où l'invitation insistante de Jésus.
Cette dernière remarque éclaire, d'ailleurs, la signification de l'expression " en témoignage pour eux " qu'emploie Jésus pour justifier à l'homme le bien fondé de la démarche qu'il lui conseille d'entreprendre. En effet, en plus des raisons que je viens d'évoquer, je crois que Jésus songe aussi à sa mission quand il parle à l'homme. S'il s'est rendu sur terre ce n'est pas seulement pour rencontrer quelques unes de ses créatures et les guérir comme il vient de le faire pour ce lépreux. Il désire beaucoup plus. Il vient, selon ce qu'il a affirmé dans son discours de tout à l'heure sur la montagne, pour instaurer un nouveau mode de relation entre les hommes et Yhavé, c'est-à-dire ce à quoi même, précisément, il convie le galeux du récit.
Dès lors, je comprends quel " témoignage " cet homme peut porter. Il ne s'agit pas pour lui de divulguer les mystères qu'il a entrevus. Cette mission, parce que beaucoup trop délicate, Jésus se la réserve et le silence à ce sujet s'impose. Cependant, il est appelé à vivre de ces révélations et là rien ne lui est interdit, au contraire. Qu'il témoigne donc par sa confiance et sa foi revivifiées de la prééminence que Yahvé accorde à la vérité du cœur sur le formalisme, au pardon sur la justice froide, à l'amour en acte sur le discours.
Et son témoignage doit être vaste. C'est ainsi que je comprends le sens du "pour eux" que Jésus rajoute dans sa formule. L'homme doit oser afficher ce qu'il a compris pour qu'"eux", c'est-à-dire tous les autres, les prêtres, les lévites, les anciens, les scribes ... et la foule là, tout autour, qui se contente de suivre, perçoivent le message de la révolution spirituelle à laquelle Yahvé les appelle. Qu'il imprègne sa prière, ses engagements, sa pratique religieuse, ses contacts, en un mot tout son champs d'être, de la lumière qui vient de s'allumer en lui et, sans qu'il s'en aperçoive, il rayonnera sur les "eux " qui l'entourent jusqu'à les amener à devenir à leur tour des "je" pour Yahvé.
Tout, dès lors, dans cette conclusion, est parfaitement cohérent, clair et fort. L'homme repart avec des conseils pertinents et un projet dynamique. Jésus est heureux d'avoir atteint les objectifs qu'en tant que Messie il s'assignait en la circonstance. Le monde, dans cet épisode, progresse vers son salut. Le miracle, comme un camélia qui s'épanouit, est advenu et Jésus peut partir...
Toi
Et moi.
Notre relation c'est notre secret.
Elle est bien mystérieuse
Et bien chaotique
Mais c'est ainsi qu'elle vit
Et surtout qu'elle s'approfondit.
Tu parles
Parfois à demi-mots,
Parfois en me secouant.
Mais je ne te comprends pas toujours,
Car je reste collé à mon immédiat
Où bien, j'ai l'impression
Que quelque chose va m'échapper,
Et dans ces cas-là
Je suis, Tu le sais, très têtu.
En fait je me trompe
Je le vois après coup.
Car, ce que Tu veux
C'est tout le contraire :
Si Tu me conseilles
C'est pour que je sois
Plus moi-même encore
Et que nous puissions
Mieux dialoguer.
Mes frères aussi
Ont leur itinéraire
Car des secrets
Tu en as autant qu'il existe d'hommes :
Chacun est une histoire,
Chacun est un miracle.
Et lorsque je suis invité
A partager ces confidences
Il me faut les respecter.
Dans ce cas, je dois surtout
Écouter avec discrétion
Celui qui se dévoile.
Et je découvre alors,
Je le sais par expérience,
Combien il est formidable
De pénétrer dans l'univers
Insoupçonné de vie,
Qui bouillonne au cœur
De qui parle.
Et je peux alors à mon tour,
Si je le veux, confier mes mots :
Je sais qu'ils seront entendus.
De tous ces aveux
Qui s'égrènent et s'échangent,
Une communauté
Se met alors à naître.
Et Toi tu te tiens là,
Au milieu de nous tous
De façon éminemment vivante.
Car ta parole alors n'est plus écrite dans un livre :
Elle est, en acte, par les récits qui se déploient
Aux yeux de chacun qui accueille,
Le patent témoignage
De ta perpétuelle présence
Qui nous crie : " Je vous aime ".