Ce texte relate un événement que l'auteur, dépeint comme un prodige exceptionnel, semblable aux théophanies bibliques ou évangéliques antérieures. Luc faisant habituellement œuvre de chroniqueur soigneux on peut penser qu'il décrit factuellement ici un miracle : Yahvé se manifestant de façon tout à fait exemplaire, au défit des lois naturelles, pour bien marquer l'importance qu'il accorde à l'effusion de son Esprit-Saint dans le cœur de ses fidèles. N'est-ce pas, en effet, comme se plaît à le reconnaître la Tradition, de la naissance de l’Église dont il est question ?
Une telle interprétation, pour respectable qu'elle soit, me pose cependant, plusieurs questions.
En premier lieu, je trouve bizarre que Yahvé puisse avoir besoin de merveilleux pour marquer l'événement. En effet, Jean l’évangéliste relate, lui aussi, une scène dans laquelle Jésus, lors d'une de ses apparitions, après la résurrection, communique l'Esprit-Saint à ses disciples : " En disant cela, il souffle sur eux et leur dit : " Recevez le souffle sacré. Ceux à qui vous remettrez les fautes, elles leur seront remises; ceux à qui vous les retiendrez, elles leur seront retenues. " ( Jn 20, 22-23 ). Or, cela ne donne lieu à aucune théophanie particulière malgré toute l'insistance antérieure plusieurs fois mentionnées, par ce même auteur, de l'envoi du Paraclet. La parole de Jésus serait-elle moins efficace et moins fondatrice ?
Dans le même ordre d'idée, je remarque aussi que le texte est très vague sur deux détails qui, si l'on se place dans la perspective d'un miracle, sont très importants. D'abord on ne situe aucunement le lieu où tout cela survient :" ils étaient tous ensemble dans le même lieu " . Ils sont dans une maison non loin de Jérusalem comme le laisse entendre la suite mais on n'indique pas laquelle, ce qui est pour le moins curieux en raison du caractère exceptionnel de l'épisode.
Ensuite, et c'est encore plus incompréhensible, on ne précise pas, non plus, qui sont exactement les bénéficiaires : " ils étaient tous ensemble " . Quelles personnes désigne ce " ils " ? les onze ? les douze avec Mathias nouvellement promu apôtre ? d'autres disciples comme par exemple les cent vingt qu'on vient de désigner dans le passage précédent ? Il me paraît très surprenant que l'auteur, s'il veut consigner un événement extraordinaire dans sa matérialité, puisse rester, là encore, si imprécis.
Ces remarques me portent à estimer qu'il convient de relativiser l'aspect du merveilleux ou du prodigieux de ce qui est rapporté et m'incitent à lire ce passage différemment. En fait, je suis placé, devant un texte d'un genre littéraire tout à fait différent de celui d'une chronique historique. Les images et les symboles foisonnent dans ces quelques lignes. Il faut que j'en déchiffre le sens si je veux comprendre le message qui m'est adressé, plutôt que d'en rester à une lecture purement littérale de premier degré. C'est, sans aucun doute, par cette démarche-là que je découvrirais ce qu'il y a vraiment de miraculeux dans ces événements.
" Quand se remplit le jour de Shabou'ot, ils étaient tous ensemble dans le même lieu."
Nous sommes le cinquantième jour après Pâques , au début de la journée, vers neuf heures du matin " la troisième heure " ( Ac 2, 15 ), comme cela est précisé par la suite, et les disciples sont regroupés. Que font-ils ? Pourquoi sont-ils là ? Combien et qui sont-ils exactement ? Il n'est pas facile de répondre à ces questions, car, comme je l'ai indiqué plus haut, l'auteur ne donne guère de précisions. On sait seulement que, suite au départ définitif de Jésus " Tous ceux-là persévèrent d'un même cœur dans la prière, avec les femmes et Miriâm la mère de Iéshoua, et avec ses frères. " ( Ac 1, 14 ), qu'ils viennent d'élire ces derniers jours, un nouvel apôtre, en la personne de Mathias, pour remplacer Judas ( Ac 1, 15-26 ) et que la communauté des frères atteint le nombre déjà très respectable de cent vingt personnes " la foule des noms, ensemble, atteignait cent vingt " ( Ac 1, 15 ).
Ces informations sont néanmoins intéressantes, car elles m'indiquent quelle est l'ambiance et quelles sont les préoccupations du moment.
Je remarque tout d'abord que, sur l'initiative de Pierre, la communauté se dote d'un douzième apôtre en titre. J'en conclus donc qu'on songe tout particulièrement à la mission ultérieure à laquelle on va être confronté et qu'on évoque abondamment dans les conversations les dernières paroles de Jésus juste avant son ascension : " Vous serez mes témoins à Iéroushalaîm, dans tout Iédhouda, à Shomrôm et jusqu'à l'extrémité de la terre. " ( Ac 1, 8 ).
J'imagine aisément, dès lors, ce qui trotte dans les têtes : il va falloir témoigner de Jésus. Mais cela soulève une multitude d'interrogations.
Tout d'abord, qu'est-ce que témoigner peut bien vouloir dire puisque Jésus n'est plus là et qu'il a manifestement refusé de répondre aux questions qu'on lui a légitimement posées, puisqu'il était maintenant ressuscité, sur le rétablissement du Royaume d'Israël : "Adôn, rétabliras-tu en ce temps-ci le royaume d'Israël ? Il leur dit : " Ce n'est pas à vous de pénétrer les temps et les saisons que le père a placé sous sa propre autorité. " ( Ac, 1 6-7 ).
De plus, témoigner, c'est prendre parti contre l'autorité du Temple qui a fait condamner Jésus. Le risque est très grand. Que va-t-il se passer ? Le conflit étant inévitable comment sera-t-il possible d'en réchapper ? Il faudra sans doute ruser, se cacher, fuir... Que va devenir la communauté ? Chacun sera-t-il assez fort pour résister sans trahir ? Comment préservera-t-on l'unité si l'on est contraint, comme cela est probable, de se disperser ?
Enfin, témoigner c'est affirmer que Jésus est ressuscité. Mais qui acceptera une chose si incroyable ? Ne va-t-on pas passer pour des fous et se ridiculiser aux yeux du peuple ? Des lors comment s'y prendre et quoi dire, aucun des frères, en majorité hommes du commun, n'ayant été particulièrement préparé ni aux exercices oratoires pour prêcher ni à la dialectique pour répondre aux objections ?
L'inquiétude règne c'est incontestable et l'on s'organise autant pour être à même de faire face, le moment venu, que pour se rassurer présentement.
Dans un tel climat une attitude s'impose : la prière. Chacun s'y emploie avec conviction et assiduité. L'avenir étant incertain c'est de Yahvé et de son Messie, seuls, que peuvent venir le salut et la lumière. D'ailleurs, Jésus, avant son départ, a promis un tel secours : " vous recevrez un pouvoir du souffle sacré à sa venue sur vous. " ( Ac 1, 8 ). Ils patientent donc mais supplient.
J'imagine facilement les mots qui sont utilisés et les formules qui sont récitées. Certainement les psaumes, tel le psaume 26, tout à fait indiqué en la circonstance : " Yahvé, ma lumière, mon salut, de qui frémirais-je ? " ( Ps 26, 1 ); ou bien encore le psaume 24 "Vers toi, Yahvé, je porte mon être; Elohaï, en toi, je m'assure, je ne blêmis pas; " ( Ps 24, 1-2 ) " Fais moi pénétrer tes routes, Yahvé; apprends-moi tes voies. Enroute-moi dans ta vérité, apprends-moi. Oui toi, Elohîm de mon salut, toi, je t'espère tout le jour." ( Ps 24, 4-5 ).
Cependant les choses ne sont pas si simples. La confiance, pour réelle qu'elle soit, n'en demeure pas moins hésitante, fugace, fragile. Luc le note avec beaucoup de délicatesse lorsqu'il indique que les disciples " persévèrent " dans la prière ( Ac 1, 14 ). J'entends là que maintes raisons rendent une telle pratique difficile et qu'il faut une réelle constance aux frères pour s'y adonner en vérité. Cela ne m'étonne pas : tout ce à quoi j'ai fait allusion plus haut suffit largement à rendre compte des préoccupations, des réticences, des peurs et des doutes qui restent sous-jacents. Leur prière n'est pas un refuge : elle est un appel.
C'est, qu'en effet, ils se retrouvent bien seuls. La marque de cette solitude je la perçois dans l'insistance avec laquelle l'auteur décrit leur besoin si pressant d'être ensemble. Tout se passe comme si leur communion était vitale pour qu'ils tiennent, moralement. Il les montre vivant à l'unisson : " d'un même cœur " ( Ac 1, 14 ), faisant nombre : " la foule des noms, ensemble, atteignait cent vingt " ( Ac 1, 15 ), intégrant aussi les femmes, ce qui est peu ordinaire dans la tradition juive de l'époque : " avec les femmes "( Ac 1, 14) et faisant corps avec la famille même de Jésus, l'entourant presque : " et Miriâm la mère de Iéshoua, et avec ses frères. " (Ac 1,14), cette présence leur permettant sans doute de sentir leur Rabbi encore tout proche, au centre de la communauté.
En fait, s'ils se rassemblent avec tant d'empressement et, en réalité, se recroquevillent sur eux-mêmes, c'est qu'ils sont, au fond, terriblement démunis. Jésus a disparu. Il reviendra, mais ils ne savent pas quand. Cela peut durer longtemps. En attendant les voilà comme égarés et abandonnés devant un vide immense.
Oui, Jésus représentait tout pour eux : leur ami bien sûr, mais aussi, surtout, leur mentor. Les Pharisiens se référaient à Hillel ou à Shammaï. Eux, ils se rangeaient derrière leur " Rabbouni " ( Jn 20,16 ) qui comprenait tout, qui expliquait tout, qui répondait à tout. Leur rôle, à ses côtés, avait été d'écouter et de mettre en pratique. Hormis Juda, ils s'étaient tous efforcés de tenir cette place avec passion, humilité, application et foi. Et leur vie en avait été changée...
Mais tout avait subitement basculé et avec des soubresauts parfaitement incompréhensibles. L'arrestation, la condamnation et la mort de Jésus avait commencé par ruiner leurs espoirs. Or, alors qu'ils pensaient que rien n'était plus possible, voici que leur Rabbi se relevait, plus solide qu'avant. Dès lors, toutes leurs espérances renaissaient et elles aussi, avec plus de vigueur. Mais, second coup de théâtre : Jésus décidait de ne plus reparaître et ils se retrouvaient lâchés, à nouveau, sans vraiment en saisir les raisons ni non plus savoir quoi faire.
Alors, réflexe naturel, ils s'étaient mis à resserrer leurs liens et à faire bloc pour se sentir plus forts. La chaleur de la vie fraternelle leur permettait de compenser l'angoisse qu'ils éprouvaient en se retrouvant si soudainement et si implacablement face à eux-mêmes.
Tu es dur avec ces hommes et ces femmes.
Tu sembles faire exprès de les malmener
Alors qu'ils ont placé toute leur espérance en Toi
Et ont, depuis longtemps, abandonné tout pour Te suivre.
Tu pars, Tu reviens, Tu repars.
En leur donnant des explications sibyllines,
Qu'ils ont bien du mal - on les comprend - à déchiffrer.
Et eux, braves qu'ils sont, ils acceptent,
Endurant le martyre dans lequel Tu les plonges,
Minés par l'inquiétude et mille cogitations.
Pour Toi les choses sont claires,
Mais, mets-Toi quelques instants à leur place :
Tu leur as mis le monde sens dessus dessous
Comment veux-Tu qu'ils s'y retrouvent.
Pour ma part,
Je mesure parfaitement leur désarroi
Et je me reconnais entièrement
Dans leur questionnement.
Cette absence dont ils se plaignent,
C'est celle-là même que je constate
Encore aujourd'hui dans ma vie :
Tu es vivant, mais où te tiens-Tu ?
Tu parles, mais comment puis-je t'entendre ?
Tu agis mais où te voir ?
Tu as créé l'univers,
Pour que des êtres participent de ta vie.
Tu souhaites leur épanouissement
Et Tu leur prodigues tout ton amour.
Mais, en même temps, Tu te caches,
En te dissimulant dans un silence mystérieux
Qui finit par faire naître le doute.
Tu as fais même beaucoup plus
Puisque Tu es venu parmi les hommes.
Tu t'es pleinement manifesté
Dans toute l'étendue de ton affection
Et de ton désir de vie.
Mais là-encore Tu n'es pas resté.
Tu as préféré repartir
Alors que rien ne semblait t'y obliger.
Pourquoi donc cette discrétion constante ?
Que signifie cet effacement volontaire ?
Il y a là une évidente contradiction
Qui ne peut entraîner, comme ce le fut pour tes disciples,
Qu'interrogation et malaise.
Ceci est d'autant plus fort
Que le besoin de Ta présence
Sur notre Terre, en tout temps,
S'est fait toujours cruellement sentir :
Le malheur, la guerre, la souffrance,
Sapent irrémédiablement
Les lueurs d'espoir que Tu as tenté d'allumer
Et les hommes se fatiguent
A reconstruire en permanence
Un monde qui craque continuellement.
Qu'as-Tu à y gagner ?
Quel enjeu, pour nous, y vois-Tu ?
Car, je ne peux imaginer
Que ce retrait soit de ta part
Un simple accident gratuit ou insensé :
Le cœur de tes créatures
Est trop important à tes yeux
Pour que Tu en fasses
Le banal objet de tes jeux.
Il y a là une énigme qui m'interpelle
Et qui m'associe indiscutablement
Aux préoccupations multiples de tes disciples
En ces temps d'avant la Pentecôte,
Ainsi qu'à celles de tous les hommes
Qui te cherchent avec loyauté.
Et c'est tout d'un coup un bruit du ciel, comme la venue d'un souffle violent; il remplit toute la maison où ils siègent.
Déchirant la chaleur apparemment solide de la communion voici que subitement surgit l'événement : un bruit qui vient du ciel comme un coup de tornade. Autrement dit, une tempête vient de se lever. Qu'est-ce à dire ?
Il ne s'agit vraisemblablement pas d'un orage : ils sortiront bientôt et trouveront une foule dans la rue; ceci serait impossible s'il pleuvait abondamment. De plus, ils parleront longtemps et seront écoutés avec beaucoup d'intérêt : " Ils accueillent sa parole et se font immerger. Ce jour-là environ trois mille personnes s'ajoutent " ( Ac 2, 41 ). Manifestement, la pluie n'est pas venue troubler le discours.
En fait, selon moi, la tempête est ailleurs : elle est toute spirituelle. Un vent violent vient de souffler, qui annihile les anciens équilibres.
Le deuil du Maître vient de prendre un tout autre tour. La solitude et la nudité ont eu tout d'abord l'effet désolant et inquiétant que j'ai décrit plus haut. Un silence feutré régnait alors qui n'était voilé que par l'unisson des chants dans la prière. Mais l'angoisse ne peut se suffire d'un tel baume. Se retrouver seul devant soi-même permet de prendre peu à peu conscience que nul salut ne peut venir sans soi. L'idée qu'il fallait accepter ne plus compter que sur Jésus, à l'image des jours heureux d'autrefois, s'imposait peu à peu dans les esprits.
Deux certitudes opposées coexistaient dès lors en chacun : l'impression de faiblesse et de petitesse devant l'immense tâche à accomplir, la conviction de plus en plus affirmée qu'il fallait néanmoins ne s'appuyer que sur cela pour aboutir. Rien ne viendrait d'en haut d'exceptionnel qui ne se suffise de ce qu'ils étaient. C'est en eux qu'ils devaient puiser l'énergie qui les porterait jusqu'aux confins de la Terre.
Dès lors, tout ce qu'ils avaient échafaudé comme avenir s'écroulait. Jésus ne reviendrait pas de sitôt et l'attendre pour démarrer l'annonce ne servait à rien. De plus, il ne rétablirait jamais le Royaume d'Israël dans la gloire d'une victoire éclatante. Eux, pour leur part, n'avaient rien à savoir de plus que ce qu'ils connaissaient déjà. Tout ce dont ils auraient à témoigner leur avait été déjà communiqué. Ils se devaient maintenant d'imaginer comment faire. Ils devenaient entièrement responsables...
Cette découverte était, au fond, lorsqu'ils avaient l'honnêteté de se l'avouer, insupportable, inadmissible, intolérable. Jamais ils n'avaient envisagé un engagement dans de telles conditions. Aux côtés du Messie tout était possible. Sans lui cela devenait une gageure, vu l'énormité tant du travail à accomplir que des périls à affronter.
De plus, dans une telle perspective, puisque Jésus avait disparu, il devenait nécessaire qu'ils se substituent à lui pour enseigner le peuple et convaincre les officiels du Temple. Or, qu'est-ce qui leur donnait droit, à eux, hommes du commun, de se prévaloir d'un tel privilège ? Qu'est ce qui garantissait la pertinence et la vérité de leur parole ? D'avoir été les compagnons du Maître depuis l'origine suffisait-il à légitimer leur autorité et leur savoir ?
Enfin, ils étaient meurtris. Un certain dépit les habitait. Ils avaient tout sacrifié à leur Seigneur et celui-ci les avait abandonné en leur faisant endosser, presque à leur corps défendant, la responsabilité d'une mission quasiment impossible. Leur fidélité les piégeait. Ayant espéré autre chose de Celui qu'ils aimaient tant, ils étaient déçus, amères et tristes.
Le doute, la révolte et le refus, sournoisement, s'infiltrèrent alors dans les cœurs. Au fil de la multiplication des échanges les murmures devinrent débat ouvert et le ton alla s'amplifiant. A la fin, des éclats commencèrent à jaillir brisant l'harmonie primitive. Et, activé par une angoisse de plus en plus irrépressible, ce fut tout à coup un grand bruit qui violemment gronda : un vent de fronde avait pris corps qui s'exprimait tout haut. Il finit bientôt, par remplir " toute la maison où ils siègent " ( Ac 2, 2 ).
Cela devait arriver :
A force de tirer sur la corde elle finit par casser.
Tu as beaucoup sollicité,
Trop sans doute,
Et voilà maintenant que tes disciples reculent.
Un homme c'est fragile, Tu sais.
C'est prêt à beaucoup d'abnégation, par fidélité,
Mais il y a une limite :
Quand il se sent contraint,
Quand il a l'impression qu'on lui vole sa liberté,
Il s'arrête, il se reprend, il se défend.
C'est assurément ce qui se passe ici :
La révolte de tes amis, Tu dois le comprendre,
Naît de leur désir de ne pas se perdre
Sous le seul prétexte de témoigner de Toi.
Ils sont sincères.
Ils ne veulent pas jouer les héros.
Ils aspirent à rester eux-mêmes,
Sans se renier,
Sans faire semblant.
Or, ce que Tu leur demandes,
Leur semble un tel saut
Dans l'inconnu
Et l'impossible,
Qu'ils ont comme l'impression
D'avoir été dupé.
Leur recul apparaît, dès lors,
Tout à fait compréhensible.
On pourra objecter
Que Tu n'y es pour rien
Et que leur attitude
Est un manque de foi
Parfaitement condamnable :
S'ils te faisaient confiance
Cela n'arriverait pas.
Une telle sentence
Ne me semble pas convenir
A ce que Toi, Tu dois penser :
Tu connais trop le cœur de l'homme
Pour oublier, même un moment,
Combien est respectable
Le libre-arbitre et la conscience.
Tu es peut-être triste
Qu'ils ne t'aient pas compris,
Mais Tu ne leur reprocheras jamais
De rester vrais, francs et lucides.
La foi n'est pas pour Toi
Le rejet de soi-même.
Alors, bien sûr, pourquoi
As-Tu tant exigé
Au point d'en arriver
Au bord de la rupture ?
Qu'est-ce que Tu poursuis ?
Quelles sont tes intentions ?
Que veux-Tu donc qu'ils trouvent
En regimbant ainsi ?
Tes voies sont mystérieuses, inattendues, énigmatiques,
Nous en avons tous, un jour, fait l'expérience.
Ici, en soufflant la tempête,
Tu prépares évidemment quelque chose.
Ce doit être impérieux
Pour que Tu t'y emploies
Avec tant de violence et tant de risques...
Mais Tu sais ce que Tu fais.
Et si Tu frôles la catastrophe
C'est que l'enjeu en vaut la peine :
Le miracle que Tu prépares
Sera certainement éminent.
Leur apparaissent des langues, comme de feu; elles se partagent et se posent une sur chacun d'eux.
C'est " du ciel " ( Ac 2, 2 ), rapporte l'auteur, que venait la tornade. J'entends ici que, selon lui, l'étape de la révolte était providentielle. Il fallait qu'on en passât par là.
En effet, tout d'abord, la clarté s'imposait. On ne pouvait se donner efficacement à la mission que si chacun était en paix avec lui-même. Les ombres devaient donc se dissoudre et rien n'était meilleur, pour cela, que de les faire passer à la lumière. Il convenait alors qu'on s'exprimât. Cela était sain et salutaire. Un langage de vérité, brûlant mais purificateur, leur apparut donc nécessaire. C'est ce que je comprends qu'indique Luc quand il note : " Leur apparaissent des langues, comme de feu " ( Ac 2, 3 ).
Les bouches se sont donc ouvertes et l'on a parlé, longuement parlé. On a successivement évoqué chacun ses peurs. On a sincèrement exposé chacun ses doutes. On a, aussi, piteusement avoué chacun ses regrets. Or, parce que chacun écoutait vraiment l'autre, un premier miracle s'est produit : on s'est profondément compris mutuellement et l'on s'est accepté tel, sans jugement d'aucune sorte de quiconque, sans arrière-pensée maligne ni curieuse, sans condamnation ni reproche.
La confiance entraînant la confiance, cet état d'esprit s'est peu à peu propagé dans toute la communauté comme les images de Luc continuent à le préciser :" elles se partagent et se posent une sur chacun d'eux " ( Ac 2, 2 ). Les frères commencèrent alors à vivre, progressivement, une expérience merveilleuse, inédite, exaltante : la transparence. Chacun pouvait se présenter aux autres en toute limpidité, sans aucune crainte. De même, et à cause de cela, chacun pouvait aussi se regarder sans honte, en toute lucidité. Le conformisme laissait place à l'intériorité intense du vrai.
Les rapports au sein de la communauté s'en trouvaient transformés. Ils devenaient simples, vivants, profonds. La communion antérieure se modifiait. Elle passait de l'uniformité factice engendrée par la peur, à l'accueil de l'autre dans toute sa spécificité. Le respect et la tolérance devenaient des références majeures communes explicitement reconnues et appliquées.
Ainsi, sans qu'ils s'en doutent, les frères se mettaient à découvrir concrètement, à tâtons mais de façon très sûre, le fond des vertus évangéliques que Jésus leur avait enseignées autrefois et qu'ils n'avaient compris alors qu'idéalement. Le Paraclet promis commençait doucement son œuvre de maturation...
Parallèlement, une seconde avancée, toute aussi fondamentale que la précédente, s'élaborait graduellement. En effet, au cours de ce parler franc les disciples n'ont évidemment pas manqué d'évoquer les différentes problématiques qu'ils se posaient avec tant d'anxiété. Ils purent alors, par une réflexion collective, élaborer des réponses à leurs attentes.
Tout d'abord, à propos de la mission, ils reconnurent qu'ils seraient tous bien démunis face à la science des scribes pharisiens et sadducéens. Ceci était incontestable. Mais, au fond, qu'est-ce que leur avait demandé Jésus ? D'être des théologiens ? Certainement pas." Vous serez mes témoins à Ieroushalaîm, dans tout Ieouda, à Shomrôn et jusqu'à l'extrémité de la terre. "( Ac 1, 8 ). Autrement dit leur rôle ne consistait ni à disserter ni à argumenter mais à témoigner.
Ainsi, ils avaient vu de grandes choses, il leur appartenait tout simplement les faire connaître. Ils avaient entendu un message sublime. Il leur revenait tout bonnement, maintenant, d'en retransmettre le contenu le plus fidèlement possible. Ils avaient côtoyé un homme extraordinaire. Ils avaient la charge, sans chercher rien d'autre, de présenter au monde cet être exceptionnel pour le faire aimer comme il le méritait.
Ceci ne serait pas facile pour autant, bien sûr. Il leur faudrait faire appel à tout un ensemble de ressources personnelles multiples : un dynamisme infatigable, une persévérance têtue, un courage sans faille, une conviction inébranlable... Mais cela ne leur faisait pas trop peur, car ils vivaient déjà depuis longtemps sur de telles valeurs. De plus, dans une telle perspective, le mot témoignage était rassurant : il sous-entendait que c'était leur expérience qui serait la source de tout ce qu'ils auraient à dire ou à faire. Rien, dès lors, ne leur serait demandé qui dépasse leur capacité, contrairement à ce qu'ils craignaient auparavant. Voilà pourquoi, tout leur ayant déjà été donné, ils n'avaient rien à attendre de plus. Ils comprenaient bien cela maintenant.
En second lieu, leur débat mit en lumière le fond du témoignage qu'ils étaient chargés de porter. En effet, durant les quelques années pendant lesquelles ils avaient accompagné Jésus, ils avaient assisté a de nombreux prodiges, ils avaient entendu de multiples discours, ils avaient observé maintes actions toutes aussi riches d'enseignement les unes que les autres. Leur tête était encore pleine de tous ces souvenirs. Mais alors lequel choisir ? Sur quoi s'appuyer pour parler ? Que présenter qui soit l'essentiel ?
Les échanges à cet égard furent très fructueux. Ils mirent chacun en avant ce qui les avait particulièrement frappé ou touché ce qui aboutit à la constitution d'un mémento collectif riche de toutes les expériences. Cependant, bien sûr, les faits sur lesquels tous revenaient était la mort et la résurrection de leur Rabbi. Cela les conforta dans l'idée qu'il s'agissait là d'un élément capital de leur future prédication. Oui mais qu'en dire ? Jésus avait été relevé d'entre les morts après sa condamnation; cet événement était sans précédent dans l'histoire d'Israël; mais qu'est-ce que cela signifiait exactement ? Pourquoi une si curieuse destinée, toute remplie de souffrance et cruellement marquée par le rejet, alors qu'il était l'élu de Yahvé ? De plus, à quoi correspondait cette résurrection puisqu'il avait à nouveau disparu ?
Toutes ces questions furent évoquées en détail et débattues en profondeur. Et, grâce au climat exceptionnel d'écoute dans lequel se déroulait la communication, la réflexion avança à grands pas. Manifestement l'Esprit était présent et soufflait.
Ils se souvinrent de toutes les allusions que Jésus avait faites à propos de sa résurrection et particulièrement ce qu'il avait répondu à Marthe lorsqu'il avait réveillé Lazare : " Moi, je suis le relèvement et la vie. Qui adhère à moi, même s'il est mort, vivra; et tout vivant qui adhère à moi ne mourra jamais en pérennité. " ( Jn 11, 25 ). A l'époque ces mots leur avaient paru bien étranges. Aujourd'hui cette affirmation prenait sens.
Ils comprenaient que Jésus était beaucoup plus qu'un prophète; il était " le relèvement et la vie " ( Jn 11, 25 ) c'est-à-dire celui qui annihile la mort et distribue la vie perpétuelle à qui veut bien l'accueillir. Voilà en quoi consistait sa mission. Les nombreuses guérisons qu'il avait opérées pouvaient laisser déjà entrevoir, en tant que signes, une telle espérance. Mais c'est sa résurrection, surtout, qui indiquait explicitement que le cœur du message se trouvait bien là.
En effet, après avoir douté dans un premier temps - mais qui n'aurait pas eu les mêmes scrupules - ils l'avaient constaté de leurs propres yeux, Jésus était bien vivant et pour l'éternité. Dès lors, il témoignait dans sa personne même que la mort était vaincue et que Yahvé, en lui, réalisait son intention créatrice originelle. La résurrection de Jésus était le gage que Yahvé Elohîm redonnait aux hommes l'accès à l'arbre de vie en Eden. Une telle nouvelle était si extraordinaire qu'il convenait de la répandre aux quatre coins du monde. Ce serait leur tâche dorénavant.
A partir de là beaucoup de choses s'éclairaient. Le salut, par exemple, que le peuple attendait, ne consistait pas en une simple délivrance du pays de la tutelle romaine, ni à l'établissement d'une royauté nationaliste idyllique, comme ils le croyaient encore tout récemment. Il s'agissait de bien autre chose : Yahvé ouvrait toute grande la porte de sa maison aux hommes et leur proposait d'y vivre en fils aimés. La perspective n'était plus le schéol mais une béatitude éternelle dans le bonheur de Yahvé. La résurrection de Jésus répondait ainsi, miraculeusement, aux appels angoissés de Job et du Qohèlet. Tel était le sens des nombreuses paraboles sur le royaume qu'ils avaient entendues et qu'ils ne décryptaient vraiment qu'aujourd'hui.
Dans la même perspective, il leur apparaissait que le Messie promis, dont on disait qu'il devait être roi et prêtre, ne devait pas prendre la figure d'un libérateur temporel, ni celle d'un prêtre classique.
Ils comprenaient que Jésus était ce Messie et qu'il était bien roi, fils de David, mais au sens prophétique du psaume : " Harangue de Yahvé à mon Adôn : Siège à ma droite " ( Ps 110, 1 ) c'est-à-dire roi du Royaume de Yahvé. D'ailleurs, cela aussi, le Rabbi l'avait annoncé à plusieurs reprises et notamment aux moments les plus cruciaux de sa passion : chez Caïphe, par exemple," Tu l'as dit. Aussi bien, je vous le dis : désormais vous verrez le fils de l'homme assis à la droite de la Puissance. Il vient sur les nuées des ciels " ( Mat. 26, 64 ) et devant Pilate " Mon royaume n'est pas de cet univers. Si mon royaume était de cet univers, mes gardes se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Iehoudîm. Mais mon royaume n'est pas d'ici " ( Jn 18, 36 ).
Ils voyaient aussi qu'il était prêtre mais pas comme les desservants du Temple. Ce n'était ni par les rites ni par la liturgie - et encore moins par le pouvoir attaché aux plus hautes de ces fonctions - qu'il officiait mais par son existence même, au travers de laquelle il apportait Yahvé aux hommes et intercédait pour eux auprès de Lui. Les paroles qu'il avait prononcées, au cours du dernier repas pascal, exprimaient éminemment cela :" Buvez-en tous : Oui, ceci est le sang, le mien, celui du pacte, versé pour beaucoup, en rémission des fautes. " ( Mat 26, 27-28 ).
Un tel discours leur avait fait peur sur le moment, car ils n'imaginaient pas sérieusement que lui, le Maître, puisse être vaincu par ceux qui le combattaient : ils croyaient fermement en lui. La suite des événements les avait, dès lors, effondrés. Les paroles précédentes étaient, bien sûr, remontées dans leur cœur mais ils ne les avaient comprises alors que partiellement : Jésus avait accepté de se sacrifier pour le pardon du péché des hommes; c'était là une attitude sainte et généreuse qui méritait respect et souvenir; mais le renouveau promis était bien compromis. Ce n'est qu'après son retour du séjour des morts que le discours avait pris tout son sens. Le sang versé n'avait pas été inutile. Yahvé avait agréé ce sacrifice. La rémission des fautes était alors certaine et, par un prodigieux changement de perspective, ce qui avait été malheur devenait occasion de vie.
C'est en discutant ensemble aujourd'hui, qu'ils s'apercevaient de la dimension étonnante d'un tel sacerdoce. Une nouvelle ère s'ouvrait avec lui : le temps du pardon de Yahvé. L'avenir était prometteur car, avec cette seconde alliance, tout était désormais acquis. Prêtre éternel, puisque ressuscité, Jésus continuait d'offrir le martyre qu'il avait enduré pour que chaque homme, qui le voudrait bien, puisse vivre de la vie même de Yahvé. Et l'on savait que cet holocauste-là serait toujours accepté. Une telle espérance était formidable et il fallait, elle-aussi, la proclamer jusqu'aux extrémités de la Terre.
Une question cependant restait en suspend. Les frères ne voyaient toujours pas pourquoi leur sauveur avait eu une destinée si marquée par la souffrance.
Ils étaient bien d'accord entre eux, Jésus n'avait jamais souhaité que les événements tournent au drame. Il avait fait le maximum pour expliquer et convaincre, avec patience et douceur. S'il avait haussé le ton quelquefois, surtout à la fin, c'était dans un souci pédagogique, tant envers le peuple qu'envers ses contradicteurs. Non, si cela n'avait tenu qu'à lui, Jésus aurait opéré le salut des hommes d'une toute autre manière. C'est malgré lui qu'il avait été entraîné vers le sacrifice de sa vie.
Mais alors pourquoi Yahvé, qui le chérissait, avait-t-Il permis pourtant que l'on s'acharne contre lui et que l'on en arrive à le clouer sur une croix, comme un bandit ? Il y avait là quelque chose d'incompréhensible. Car Yahvé n'est pas méchant et l'on ne peut pas concevoir qu'Il ait pu vouloir, à-priori, un tel scénario comme passage obligé du salut. Et pourtant les faits étaient là...
La seule réponse qu'ils pouvaient donner c'était que tout était arrivé à cause des autorités du Temple. Jésus dérangeait par son message et le Sanhédrin avait pris peur. Yahvé avait donc laissé faire en s'abstenant d'intervenir. Pourquoi ? Sans doute par fidélité à la règle absolue qu'Il s'était toujours fixée : le respect de la liberté des hommes. Les très nombreux précédents d'une telle attitude de Yahvé dans le passé - dont le meurtre d'Abel le juste était un exemple significatif comparable - rendait plausible cette interprétation. Mais rien n'était résolu pour autant. L'opacité demeurait et leurs interrogations aussi. Il y avait là un mystère que, peut-être, un jour Yahvé lèverait.
Quoi qu'il en soit, ce qu'ils observaient, c'est que cette souffrance avait été l'occasion d'une ouverture vers Yahvé sans précédent et qu'elle était devenue, paradoxalement, source de bonheur. En cela, assurément, consistait l'essentiel de ce qu'ils devaient retenir. D'ailleurs, bientôt, eux-aussi auraient à subir des persécutions semblables, c'était probable. Ils pourraient alors donner la même signification à ce qu'ils endureraient et concourraient par là, comme leur Messie, à vivifier le monde.
Enfin, un dernier point restait à aborder : pourquoi Jésus ressuscité n'était pas resté parmi eux mais avait préféré partir, en les laissant seuls. Cela leur avait fait beaucoup de peine, car ils s'étaient sentis lâchés au moment même du triomphe. De plus, cette absence les plaçait dans une position difficile pour mener à bien leur future mission : comment, en effet, témoigner de la résurrection de quelqu'un qui restait invisible ? Ils discutèrent abondamment de cette question en tentant de se remémorer les paroles de Jésus qui pourraient les éclairer. Plusieurs leur revinrent à l'esprit.
Tout d'abord ils se souvinrent des nombreuses allusions à son départ dans le long discours qu'il avait tenu à la fin du dernier repas, juste avant sa passion, notamment : " Si vous m'aimiez vous vous chéririez de ce que je vais au père, parce que le père est plus grand que moi. " ( Jn 14, 28 ). Jésus aimait passionnément son père, qui était tout pour lui et qu'il révérait par dessus tout. S'il avait décidé de repartir, c'était assurément d'abord pour retrouver cet être unique et revivre avec lui, en pleine transparence et sans aucune limite, dans le royaume des cieux, la félicité éternelle dont il jouissait avant sa venue dans l'univers. La séparation que cela entraînait, même si elle était dure à accepter, s'avérait bien sûr légitime et dans l'ordre des choses. Les frères, qui aimaient, eux-aussi, sincèrement Jésus, devaient se réjouir plutôt que pleurer, de ce que gloire et bonheur lui soient rendus à jamais.
Ils trouvèrent une seconde raison les concernant beaucoup plus directement :" Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon père. Autrement je vous l'aurais dit, parce que je vais préparer une place pour vous. Et quand je serais allé vous préparer une place, je reviendrais encore, pour vous prendre auprès de moi, pour que là où je suis, vous soyez, vous aussi. " ( Jn 14, 2- 3 ). Jésus n'était pas reparti auprès du père seulement pour lui mais aussi pour eux. En effet, désormais, grâce à ce retour, un homme siégeait sur le trône de Yahvé et vivait de son Esprit. Autrement dit, l'humanité était divinisée et le grand projet de Yahvé aboutissait enfin. Jésus constituait le prototype de cette réussite. Il frayait ainsi la voie qui permettrait à tous les autres hommes de bonne volonté d'accéder au même privilège. C'est en ce sens qu'on pouvait comprendre qu'il partait pour préparer des places. Dans cette perspective, évidemment, son retour vers le père apparaissait absolument nécessaire.
Un troisième motif émergea encore des débats : " Mais moi je vous dis la vérité : oui, il est de votre intérêt que je m'en aille; oui, si je ne m'en vais pas, le réconfort ne viendra pas à vous; mais si je vais je l'enverrai pour vous. " ( Jn 16, 7 ). Il était encore question d'eux. Jésus promettait l'envoi du " souffle de vérité " ( Jn 16, 13 ) qui était subordonné à son départ.
Ce souffle, selon le Rabbi, revêtait une importance capitale : à sa venue, avait-il dit" il confondra l'univers " ( Jn 16, 8 ) et " il vous fera cheminer dans la vérité tout entière. " ( Jn 16, 13 ). Mais les mots restaient énigmatiques et les frères se demandaient bien de quoi il pouvait bien s'agir exactement.
Ce n'est qu'au bout d'un certain temps que, subitement, quelqu'un eut une intuition lumineuse : ce qu'ils étaient en train de vivre en ce moment, n'était-ce pas cela l'envoi annoncé ? En effet, que se passait-il depuis ce matin : ils s'étaient mis à échanger, à réfléchir, à approfondir, à méditer comme jamais ils ne l'avaient fait. Ainsi, sans s'en rendre compte, ils avaient prodigieusement avancé vers " la vérité tout entière " ( Jn 16, 13 ) qu'avait évoquée Jésus : leur communion était solide, respectueuse, transparente; ils appréhendaient avec beaucoup plus de lucidité qu'auparavant quelle mission leur était dévolue; ils discernaient plus parfaitement quel devait être le contenu des messages à proclamer. Au bout du compte, leur conviction s'était considérablement affermie, gage sans équivoque, que le " réconfort " ( Jn 16, 7 ) venait de leur être donné.
Or, pourquoi cela était-il arrivé ? Parce que Jésus n'était plus là et que son absence avait posé problème à tous. Ainsi, ils comprenaient tout à coup combien, de ce point de vue aussi, la disparition de leur Maître était bénéfique. En les obligeant à ne plus compter que sur eux, au lieu de se contenter de suivre, elle les poussait à se prendre en charge. Ils comprenaient que dorénavant ils devaient s'autoriser à penser par eux-mêmes en intériorisant et en personnalisant l'enseignement qu'ils avaient reçu. Ils devaient réagir, dans le domaine de la foi, comme ils réagissaient dans leur existence profane c'est-à-dire en être responsables. Alors, s'ils se comportaient ainsi, ils n'avaient pas à avoir peur : le souffle sacré les accompagnerait.
Ces principes n'étaient pas vrais seulement pour eux. Ils s'appliquaient aussi à tous les hommes. Voilà pourquoi Jésus avait dit que le souffle sacré " confondrait l'univers " ( Jn 16, 8 ) : chacun était renvoyé désormais à sa conscience et à ses choix. Ainsi, la disparition de Jésus, de façon surprenante, garantissait, ils en étaient persuadés maintenant, l'expression de la liberté. Aucune contrainte, liée à sa présence manifeste, ne viendrait jamais peser sur quiconque pour provoquer la foi. Adhérer resterait toujours un acte éminemment volontaire et responsable. C'était le sens de la remarque de Jésus à Thomas lors de sa seconde apparition aux Douze, après sa résurrection : " En marche, ceux qui n'ont pas vu et adhèrent " ( Jn 20, 29 ).
Certains disciples avaient fait exception à cette règle, puisque le Rabbi s'était montré à eux. Mais il fallait bien, en effet, que Jésus puisse disposer de quelques témoins oculaires faute de quoi personne n'aurait jamais pu savoir - et encore moins croire - malgré ses annonces répétées, qu'il était bien ressuscité. Cependant il avait choisi ses interlocuteurs : ceux dont manifestement l'affection était la plus forte et la foi la plus vibrante. Il n'y avait alors aucun risque que ce ne soit autre chose que l'enthousiasme et la joie qui puissent sous-tendre, pour eux, l'accueil d'une si grande nouvelle. Les frères concernés le savaient bien : ils en avaient fait l'expérience...
Ainsi donc, au fil des échanges, toutes leurs interrogations trouvaient des réponses, leurs pensées se précisaient, le message de leur future prédication s'organisait. Peu à peu une cohérence se dégagea qui leur apparut de plus en plus pertinente, de plus en plus attractive, de plus en plus certaine. Comme ils l'avaient eux-mêmes découvert, l'Esprit les illuminait... C'était le second miracle de cette mémorable matinée.
Tu es vraiment un être déroutant.
Tes chemins ne sont assurément pas nos chemins
Et ta prudence n'est visiblement pas notre prudence.
Car, enfin, Tu as joué avec le feu
Et Tu as pris des risques insensés :
Ils auraient très bien pu s'écharper
Au lieu de s'entendre.
Ils auraient très bien pu s'égarer
Au lieu de comprendre.
Qu'aurais-Tu fais alors ?
Et pourtant, je le reconnais, Tu as réussi.
Est-ce par hasard ou par chance ?
Non, je crois qu'il y a autre chose.
Tu as un don merveilleux :
Pouvoir tout transmuter.
Tu fais naître l'échange
Quand gronde la révolte;
Tu renforces la certitude
Par dépassement du doute;
Tu répands à flot la vie
Quand tout parait noir au tombeau.
Comment t'y prends-tu donc
Pour parvenir à de telles fins ?
Quel est donc ton secret ?
Quel est donc ton mystère ?
Je crois deviner ta réponse :
Tu es un passionné de l'autre...
Parce que Tu l'aimes,
Tu ne cesses de lui faire inconditionnellement confiance.
Tu le laisses ainsi trouver son chemin
En respectant tous ses détours.
Lui s'en rend compte
Et, dans son for intérieur,
Il reconnaît ta bienveillance,
S'en réjoui et l'apprécie.
Alors, insensiblement,
Par un reflux naturel,
L'envie lui vient de faire de même
Envers toi et envers ses frères
Et le miracle peut commencer...
Le risque de la liberté
Pour une affection sincère
Tel est le postulat de base
Qui explique toute ton action.
Nul besoin d'autres secrets
Pour comprendre ta conduite.
La récolte en est merveilleuse :
L'autre grandit et s'ouvre;
Il se dépasse et crée,
A Ton image,
Les plus inattendus chefs-d'œuvre
Que Tu souhaitais pour sa vie.
Tu ne crains pas le mal
Qui pourrait contrarier tes plans.
L'autre peut te dire non, c'est vrai,
Mais Tu tables sur le long terme :
Jamais Tu n'as rien vu
Qui soit irrémédiable;
Tu as le temps, dans ton éternité,
D'attendre le moment favorable
Pour que la petite étincelle
Puisse faire s'embraser tout l'âtre.
Oui, Tu es foncièrement optimiste.
Rien de plus normal après tout :
Il s'agit de ta création.
Il te fallait d'ailleurs bien ça
Pour te lancer dans une telle aventure.
C'est, en effet, plus fort que Toi
Tu veux tellement la vie et l'être
Que Tu ne peux envisager
Ne serait-ce que seulement l'hypothèse
D'un quelconque néant destructeur.
C'est ce qui fait sans doute ta différence
Avec nos peurs et nos calculs.
Pourtant, je le sens bien, au fond de moi,
C'est ton chemin qui est le vrai
Car lui seul conduit
Au fabuleux royaume
Que Tu es venu instaurer.
Mais la difficulté est grande
Pour accepter d'y avancer.
Pour cela il faut ta persévérance,
Ton regard,
Ta foi en l'autre,
Ce qui n'est pas d'emblée premier
Dans les valeurs que nous portons.
La porte étroite,
Dont Tu parlais sur la montagne,
La voilà, assurément.
Elle suppose un retournement
Que nos êtres bien trop raisonnables
N'opèrent que très difficilement.
Mais, là encore, Tu uses de patience,
Et, comme avec tes disciples,
Tu laisses s'exprimer les peurs, les refus, les plaintes,
Desquels, Tu en es certain, pourra ressurgir
Le début d'un renouveau.
Tu n'en dis ni le jour ni l'heure,
Pour respecter la loi du temps,
Mais, attentif au moindre germe,
Ton souffle est prêt à venir.
Et, quand enfin s'ouvre la porte,
Tu offres avec profusion
Tes yeux, ton cœur et ton Esprit
A celui qui vient de renaître.
Ils sont remplis du souffle sacré.
La théophanie que rapporte symboliquement Luc dans tout cet épisode de la Pentecôte, se décompose en deux temps : les langues qui apparaissent et qui se divisent sur les assistants - dont je viens de parler - et l'effusion de l'Esprit en chacun des frères telle que le suggère la petite phrase précédente. Ceci m'indique que l'événement n'a pas consisté seulement en une communication profonde et lumineuse des membres de la communauté entre eux, mais qu'il a donné lieu aussi au vécu d'une expérience forte d'un autre ordre, revêtant, semble-t-il, une importance tout aussi capitale aux yeux de l'auteur, qui la présente comme fruit de la première. De quoi s'agit-il donc ? A quel phénomène Luc fait-il allusion avec cette nouvelle image ? Pourquoi est-ce si exemplaire et si fondamental ?
Je remarque tout d'abord que le texte ne relate plus une action comme c'était le cas antérieurement. Il décrit au contraire un état dans lequel se trouvent dorénavant les frères : les voilà maintenant habités par le souffle sacré. De plus, j'observe que cet état n'est pas du domaine de leurs rapports mutuels mais concerne leur relation personnelle directe avec Yahvé : ils sont " remplis " du " souffle sacré ". Quelque chose vient donc de changer dans le cœur des disciples qui les touche profondément et modifie radicalement leur mode d'être face à Yahvé.
Je suis bien sûr intrigué par un tel témoignage et je me demande évidemment à quelle expérience spirituelle il correspond exactement. Dans cette perspective, je ne peux m'empêcher d'effectuer des rapprochements avec ce que d'autres auteurs, dans l'ancien testament, ont eux-mêmes évoqué de semblable.
Je pense par exemple à l'auteur du livre de la Genèse qui fait dire à Pharaon que Joseph a en lui l'Esprit de Yahvé : " Se trouve-t-il un comme celui-là, un homme qui a en lui le souffle d'Elohîm ? " ( Gen 41, 38 ); ou encore à l'auteur du livre de l'Exode qui rapporte que Yahvé dit avoir donné son Esprit à Béçaléel afin que celui-ci réussisse dans différents arts difficiles " Je le remplis du souffle d'Elohîm en sagesse, en discernement, en pénétration et en tout ouvrage, pour penser des pensées, pour ouvrager l'or, l'argent, le bronze, pour l'artisanat du bois, pour faire tout ouvrage. " ( Ex 31, 3-5 ); ou enfin encore à l'auteur du livre des Nombres qui fait dire à Yahvé qu'en Josué réside son Esprit : " Yahvé dit à Moshè : Prends Iehoshoua bîn Noun, un homme qui a le souffle en lui. " ( Nb 27, 18 ).
De ces différents récits - et de nombreux autres que je n'ai pas cités - il ressort, de toute évidence, que, pour les auteurs, posséder l'Esprit de Yahvé c'est avoir en soi une part de sa sagesse, de sa force, de son adresse, de sa sainteté, etc..., c'est-à-dire jouir de qualités exceptionnelles que Yahvé s'est plu à dispenser. En général, d'ailleurs, ces charismes sont accordés dans l'intérêt de la communauté envers qui le bénéficiaire à un devoir de retour.
Toutes les grandes figures de l'histoire d'Israël, ont reçu cet Esprit : les juges, comme par exemple Gédéon ou Samson, les rois comme Saül ou David, les prophètes comme Isaïe ou Ezéchiel, et bien d'autres... Quand Luc signale donc que les disciples sont remplis de l'Esprit, il veut, c'est certain, indiquer que, subitement, ceux-ci se trouvent comblés par quelque chose de tout à fait particulier qui leur vient du ciel, et qui leur permettra de mener à bien la mission que Jésus leur a confiée. Mais de quoi est-il donc question exactement ?
La suite du texte peut laisser penser qu'il s'agit d'un charisme pour les langues. Cependant, je note que le fait de " parler en d'autres langues " ne constitue, telle que la scène est décrite, qu'une conséquence de l'effusion de l'Esprit : ils parlent en langues parce qu'ils ont été remplis du souffle sacré. Ce charisme n'est donc, en aucun cas, à identifier comme étant le don lui-même de l'Esprit : il ne me faut pas confondre l'effet avec la cause. Or ce que je cherche c'est ce que peut bien être ce don si extraordinaire qui provoque précisément une transformation radicale du comportement des disciples.
Un détail peut m'éclairer. Je remarque que cette arrivée de l'Esprit est décrite par Luc comme une expérience subite découlant de tout ce qui s'est passé précédemment. Il ne s'agit donc pas d'un état latent et permanent, comme c'était le cas pour Joseph ou Béçaléel, qui possédaient leurs qualités exceptionnelles depuis longtemps, mais d'un changement brutal, intervenant dans l'instant, à la manière de ce qui s'était passé autrefois pour Samson " Et le souffle de Yahvé commence à cogner en lui " ( Jg 13, 25 ), pour David " Et le souffle de Yahvé triomphe sur David " ( 1 S 16, 13 ) ou pour Ezéchiel " Le souffle de Yahvé tombe sur moi " ( Ez 11, 5 ).
A première vue, une telle manifestation m'apparaît fort curieuse et même relativement inquiétante. En effet, tout paraît se passer comme si une force irrésistible venait de pénétrer dans le cœur de ces hommes et se mettait à les mouvoir de l'intérieur. Cela ressemble fort aux états de possession racontés dans certains passages de l'ancien testament ou des évangiles, à la différence près, bien sûr, qu'il s'agit ici de l'Esprit de Yahvé et non d'un esprit malin. Mais la forme est la même : un envahissement impérialiste qui chamboule complètement celui qui en est l'objet et lui fait accomplir des actes qui ne sont pas véritablement les siens tant ils sont fantastiques ou inhabituels.
Je ne reconnais assurément pas, là, les manières de Yahvé, Lui qui est le respect même et qui fait si totalement confiance à la liberté. L'Esprit de la Pentecôte n'a pas pu agir ainsi sur les disciples, pas plus d'ailleurs que sur Samson, David ou Ezéchiel autrefois. Ce don soudain ne peut pas être étranger à la volonté intime de ces hommes et les mouvoir par devers eux. Il doit s'agir d'autre chose. Mais alors de quoi donc ?
En relisant bien les textes, j'observe qu'à chaque fois que les auteurs anciens font allusion à la venue subite de l'Esprit sur quelqu'un, cela signifie qu'ils attribuent directement à Yahvé la pensée, la parole ou l'action de ce personnage. Ils ont notamment recours à cette technique de raccourci toutes les fois que ce qui est rapporté revêt, à leurs yeux, une importance inhabituelle et, de ce fait, prend valeur de manifestation du divin. Loin de suggérer une possession, ils souhaitent, au contraire, par cette tournure, mettre en relief un acte libre qui, en vertu même de sa force, de son élévation, de sa spiritualité, témoigne de Yahvé qui l'a soutenu.
Dans le livre des Juges, par exemple, les différents héros - Otniel, Gédéon, Jephté, Samson... - sont décrit souvent comme brutalement saisis par l'Esprit de Yahvé. Or, à chaque fois, cela survient parce qu'ils réalisent un exploit sans précédent, en particulier contre les ennemis d'Israël. Par exemple, dans l'histoire de Samson, prisonnier des Philistins, on lit le récit suivant : " Il vient jusqu'à Lèhi. Les Pélishtîm ovationnaient à son abord. Mais le souffle de Yahvé triomphe en lui. Les brides sur ses bras sont comme des lins brûlés par le feu, ses liens fondent sur ses mains. Il trouve une mâchoire d'âne, fraîche. Il envoie sa main, la prend et en frappe mille hommes. " ( Jg 15, 14-15 ).
Il en est de même pour ceux qui prophétisent. Qu'ils soient rois comme Saül ou David, ou bien qu'ils soient de simples envoyés comme Isaïe, Ezéchiel, Zacharie, etc..., la constante est la même à travers les différents livres qui présentent leur vocation ou leurs oracles. Ces hommes sont décrits comme agissant ou parlant sous la conduite pressante et immédiate de l'Esprit de Yahvé : " Le souffle de Yahvé tombe sur moi. Il me dit : " Dis : Ainsi dit Yahvé : ..." ( Ez 11, 5 ). Est-ce à dire qu'ils ne sont que de simples répétiteurs ? Certainement pas. Ces personnages s'expriment pleinement eux-mêmes et croient profondément à ce qu'ils annoncent. Mais leurs intuitions sont si fortes et leurs analyses s'avèrent si pertinentes, qu'ils y voient la marque même de Yahvé. Ils Lui en attribuent, alors, tout naturellement, la paternité immédiate. C'est en ce sens qu'ils se disent inspirés de Yahvé.
Je comprends donc, dès lors, que quand Luc écrit " Ils sont remplis du souffle sacré " , il ne fait nullement allusion à une main mise de l'Esprit sur la liberté des disciples. Au contraire, se référant à la même tradition et utilisant le même raccourci littéraire que ses prédécesseurs, il indique que les frères se sentent brusquement parcourus par une inspiration qui leur paraît tellement vraie et tellement importante qu'ils ne peuvent douter qu'elle leur vient directement de Yahvé.
Si ce qui leur arrive semble s'imposer à eux, cela ne signifie aucunement qu'ils en sont étrangers. Au contraire, comme dans le cas des prophètes, ils ont l'intime conviction d'y adhérer pleinement. Je pense même qu'ils reconnaissent pertinemment en être la source même s'ils estiment que cela leur est envoyé par Yahvé. Autrement dit il y convergence entre ce que ressentent les disciples et ce qu'ils décèlent leur parvenir de Yahvé.
Fascinante destinée que celle de ces hommes... Voilà que le Tout-Puissant accepte de passer par leurs initiatives pour instaurer son royaume, qu'Il s'allie à la démarche qu'ils auront définie pour dévoiler son projet à l'univers, qu'Il accompagne leurs décisions pour la mise en œuvre de ses propres désirs. Loin de les étouffer, Yahvé sublime ces êtres en leur faisant pleinement confiance et en portant très haut ce qu'ils sont. Son Esprit ne les envahit pas en conquérant. Sa présence, au contraire, n'est là que pour donner un sens infini et nouveau à leur engagement d'hommes responsables. Cela était déjà vrai pour les rois ou les prophètes qui devaient conduire Israël. Cela s'applique encore pour eux aujourd'hui dont la tâche est d'annoncer la bonne nouvelle de Jésus sur l'immensité de la Terre.
Parvenu à ce stade dans ma réflexion, la question qui se pose à moi maintenant est, bien sûr, de connaître de quoi exactement se sentent inspirés les frères et pourquoi si inopinément.
L'effusion de l'Esprit dans le cœur des disciples s'effectue après le partage des langues sur chacun d'eux, c'est-à-dire après le dialogue en profondeur qui a eu lieu dans la communauté. Ceci signifie qu'elle en est le prolongement et l'aboutissement. Si je veux bien comprendre sa nature il me faut, dès lors, repartir de cette étape.
Les disciples viennent d'avoir un échange qui leur a permis d'exprimer tout ce qui les gênait ou les inquiétait. De plus, ils ont mené en commun une réflexion qui leur a fait franchir un pas considérable sur leur chemin vers Yahvé : ils ont l'intelligence de ses intentions et connaissent quel rôle leur est dévolu dans son plan. Leur relation à Lui prend, dès lors, une forme tout à fait nouvelle.
En effet, avant ce débat, ils se plaçaient spontanément dans une situation très attentiste vis-à-vis de leur rabbi et, au-delà de lui, vis-à-vis de Yahvé lui-même. Pourquoi ? Parce que, comme je l'ai déjà dit, leur rapport avec la divinité restait emprunt, malgré l'exemple de Jésus, de toute la spiritualité traditionnelle juive, dans laquelle l'absolue transcendance de Yahvé et l'obéissance à la Loi primaient; tout descendait du Très Haut et le devoir de chacun ne consistait en rien d'autre qu'à accueillir, tel un fidèle docile, ce qui était adressé.
C'est à travers ce prisme qu'ils avaient décrypté l'enseignement du Messie. Ils en avaient retenus notamment que Yahvé les aimait et qu'à la suite de Jésus, il leur incombait de répondre à cette affection par la sincérité de leur piété, une observance plus intériorisée des commandements et une droiture morale exemplaire, basée sur l'amour du prochain. Ils avaient cru en cela et s'étaient apprêtés de leur mieux à le mettre en œuvre, dans l'attente espérée du retour proche de leur Sauveur.
Or, un renversement venait de s'opérer. Ils avaient compris qu'ils étaient investis d'une mission formidable - témoigner du salut de Yahvé - et qu'alors ils devenaient les collaborateurs de Yahvé. Yahvé les avait choisis comme Il l'avait fait, dans le passé, pour les très illustres personnages de l'histoire d'Israël et ainsi ils étaient promus au rang de prophètes : leur voix était appelée dorénavant à devenir la voix même de Yahvé, à travers leurs pensées se révéleraient la pensée même de Yahvé et leurs actes auraient pour finalité de rendre effectif le plan voulu par Yahvé lui-même sur le monde.
De plus, ils avaient senti, toujours grâce à leur échange, que cette mission de témoignage ne relevait pas de la simple obéissance mais qu'elle requerrait leur initiative et leur créativité. C'est ce que signifiait notamment le départ définitif de Jésus, événement qui les appelait à devenir autonomes et responsables : de suiveurs ils devenaient acteurs et avaient pour charge de promouvoir, entreprendre, engager; leur fidélité ne consistait plus seulement à appliquer, mais devait les pousser aussi à imaginer, à développer, à enrichir.
Alors, à cause de tout cela, leur ancien cadre de références s'était subitement pulvérisé et un nouvel horizon s'était déployé devant eux. Ils réalisaient que Yahvé pouvait ne plus être seulement le Tout-Autre-Transcendant qu'on leur avait toujours présenté, mais qu'Il était aussi et surtout le Tout-Proche-Familier dont ils devenaient dorénavant les partenaires. Ils pressentaient, ainsi, que leur relation à Lui pouvait prendre une toute autre forme que celle qu'ils avaient connue jusqu'ici. Ils pouvaient concevoir, maintenant, de la fonder, avant tout, sur la liberté et le dialogue, en face-à-face, comme d'égal à égal.
Une conviction commença alors à les gagner : il ne leur suffisait pas simplement de répondre docilement à l'amour que Yahvé leur portait mais ils devaient oser, eux-aussi, aimer en un mouvement premier, de leur propre désir. Cette découverte révolutionnait l'univers de leur foi. Ils se rendaient compte qu'il leur était permis de se tenir droits, les bras ouverts, devant cet Être si infiniment plus grand et si infiniment plus puissant qu'eux. Bien plus, ils devinaient que Lui-même le voulait et qu'Il attendait avec impatience, depuis le premier jour des hommes, que quelqu'un se risqua à faire un tel pas vers Lui, gratuitement, par pur don et pure amitié.
Jésus, s'était permis cette familiarité. Il avait eu l'audace de vivre en fils et de le montrer. Cela l'avait conduit au gibet sous l'infamante étiquette de blasphémateur. Pourtant, tout devenait limpide pour eux à présent : c'est lui qui avait raison. Les frères comprenaient tout à coup la signification ultime du message et du témoignage pour lesquels il était mort : aimer Yahvé comme un ami, sans peur ni retenue, de toute la force dont on est capable, en laissant un total libre cours à son cœur.
Tout naturellement, une puissante envie de vivre un tel contact avec Yahvé, les avait, peu à peu, envahis. Puis, sans qu'ils sachent tellement ni comment ni pourquoi, un déclic avait eu lieu : ils s'étaient tout à coup autorisés à faire le pas, en se mettant, pour la première fois, à contempler l’Éternel en hommes debout, sans crainte, comme des compagnons affectueux et accueillants. C'est alors que s'était produit le plus prodigieux miracle de cette Pentecôte : leur poitrine avait été brusquement embrasée par un feu pénétrant, la vague de chaleur de ce foyer les avait imprégné jusqu'au plus profond et ils avaient eu la certitude que cet amour tout nouveau, qui s'installait en eux, ne les quitterait, désormais, plus jamais... Ils venaient, en cet instant, d'être " remplis du souffle sacré " .
J'ai presque envie de ne rien dire
Tant je ne veux pas rompre
La densité de l'événement.
Silence plein de la contemplation,
Toi et eux,
Présences partagées,
En face mais reliés,
Tout bouillonnants d'être
Et de disponibilité,
Complètement là,
En paix,
Attentifs,
Passionnés,
Heureux,
Ton nouveau pacte : le voilà..
Je comprends tout cela
Et je le partage
Car moi aussi je pressens
Que c'est vraiment là, le sens.
Le tourbillon des journées
M'en distrait fréquemment.
Mais si je prends le temps
De m'arrêter un peu
La même certitude
M’habite de nouveau.
Je me mets alors à souhaiter
Qu'elle m'accompagne et dure
Au sein même de l'éparpillement
De mes multiples faire.
Car c'est bien là le fond
De l'alliance éternelle
Que Tu laisses entrevoir,
Depuis le commencement,
A tout homme qui naît.
Du Seigneur des fauves
Au cercle de l'Olympe,
En passant par Agni,
Ré, Vishnou, ou Mazda,
C'est dans le même élan
Que Tu nous interpelles
Pour que se lève en nous,
Au plus secret non dit,
Le souffle chaleureux
Qui nous fera briller
Comme une étoile.
Je suis là,
Devant Toi,
Aujourd'hui...
J'ai topé et conclu
Comme l'ont fait autrefois tes disciples
Et de nombreux hommes en tous temps.
Je suis heureux,
Confiant,
En paix.
D'autres, autour de moi,
Marchent, eux-aussi, vers Toi
Sur leur route de la Terre.
Peut-être sont-ils plus proches ?
Plus loin ?
Je ne sais pas :
On n'évoque peu ces choses-là
Dans le monde du quotidien.
Ce dont, par contre, je suis certain,
C'est que, comme moi, ils attendent,
Au-delà de ce qu'ils paraissent,
Cette même lueur,
Ce même entrain,
Qui permettra à leur vie
De prendre corps
Et de compter
A leurs yeux
Tout autant qu'aux tiens.
Qui leur dira pour qu'ils entendent ?
Quels mots sauront les toucher ?
On atteint-là des profondeurs
Qui dépassent le simple langage...
Une autre voix est nécessaire
Qui parle à l'être,
Non plus aux sens,
Et qui, dans l'intériorité,
Révèle plus qu'elle ne discourt.
Alors, que l'on soit Juif, Grec, Romain,
Chinois, Arabe, Européen,
Bouddhiste, musulman ou chrétien,
Chacun peut, s'il le veut, comprendre :
Le message est universel.
C'est sans doute ce qui s'est produit
En ce matin de Pentecôte,
Dans les rues de Jérusalem,
Pour les pèlerins éberlués
Qui avaient pris le temps
De s'arrêter un peu,
Près des disciples...
Ils commencent à parler en d'autres langues, selon que le souffle leur donne d'énoncer.
Je pense, bien sûr, immédiatement, à un charisme subit pour les langues étrangères comme semble me le suggérer une lecture au premier degré. Cette idée se trouve renforcée par la suite du récit, dans laquelle Luc note qu'attirée par le bruit : " une grande multitude se réunit, stupéfaite parce que chacun les entend parler dans son propre dialecte " ( Ac 2, 6 ) et, peu après, une interrogation de la foule : " Comment donc les entendons-nous, chacun dans son propre dialecte, celui de sa terre natale " ( Ac 2, 8 ). Manifestement, il y a là une mention explicite aux langues étrangères. Mais dois-je en déduire pour autant que les apôtres sont devenus subitement polyglottes ? Rien n'est moins sûr.
En effet, tout d'abord, maîtriser parfaitement une multitude de langues ne peut se faire dans l'instant mais demande de longues heures d'apprentissage, ce qui n'est pas le cas ici. Il est donc tout à fait impossible que les disciples puissent en être arrivés là. On rétorquera que c'est précisément ce qui constitue le miracle. Mais un tel argument n'est pas plus recevable, car je vois mal pourquoi Yahvé aurait souhaité recourir à un tel stratagème pour propager sa révélation.
Jésus savait très bien qui il avait appelé comme apôtres : il n'avait choisi ni des scribes ni des docteurs mais des pauvres de Yahvé, issus du peuple, jouissant d'une culture commune, sans connaissances spécifiques particulières en dehors de leur métier. Ce qui avait primé pour lui c'était leur foi et leur générosité, car il attendait essentiellement d'eux, comme je l'ai déjà dit, un témoignage. Pourquoi, dès lors, brusquement, tout serait modifié à la veille de la mission ? Yahvé se contredirait-il en ayant besoin tout à coup de transformer ces hommes simples en interprètes patentés, capables de la meilleure rhétorique théologique ?
De plus, je remarque une contradiction si je considère, de ce point de vue, tout le chapitre traitant de la Pentecôte : effusion de l'Esprit et les discours qui suivent. Pierre, apparemment, est parfaitement compris par tous les auditeurs qui ont été attentifs à sa proclamation puisque, quand il a terminé, Luc note qu'il a fait mouche : " Ils l'entendent, ils sont piqués au cœur " ( Ac 2, 37 ). Or, il n'a parlé qu'une seule langue, très certainement l'araméen. Pourquoi donc toute la foule cosmopolite le comprend-il spontanément ? Il n'y a eu, ici, nul besoin d'un don particulier pour les langues étrangères.
En troisième lieu, j'ai bien observé, depuis le début de ma réflexion, que ce texte sur l'événement de la Pentecôte faisait abondamment appel aux symboles. Pourquoi, tout à coup, faudrait-il prendre au pied de la lettre cette partie précise du récit ? Ne s'agit-il pas à nouveau, au contraire, d'une description imagée de la réalité visant à suggérer beaucoup plus qu'un phénomène inhabituel et prodigieux ?
Enfin, si je lis avec application tout le passage, je ne vois nulle part écrit que les frères se soient exprimés en langues étrangères. Ce qui est mentionné c'est seulement que chacun les " entend " dans son propre dialecte, c'est-à-dire que la communication passe auprès de tous ces hommes, malgré la barrière des multiples idiomes et des diverses cultures. Or, je crois que là se tient une clé pour interpréter ce passage sur les langues.
En effet, je me le rappelle, Jésus avait abordé le sujet en annonçant ce qui se produirait et en indiquant quel sens cela aurait. Marc rapporte qu'après sa résurrection le Rabbi avait dit : " Voilà les signes qui accompagneront ceux qui adhèrent : en mon nom, ils jetteront dehors les démons; ils parleront de nouvelles langues; ils prendront en leurs mains des serpents. " ( Mc 16, 17-18 ).
A première vue une telle prophétie semble attribuer aux futurs croyants un pouvoir merveilleux. Cependant, si on lit bien on s'aperçoit qu'il ne s'agit aucunement de prodiges mais seulement de signes permettant à ceux qui adhèrent de reconnaître que leur foi est devenue profonde et vraie : ces signes " accompagnent " , c'est-à-dire suivent en permanence le fidèle, à titre de repères, pour sa vie et ses relations aux autres.
Pourquoi ces signes-là en particulier ? Le texte n'en dit rien. Cependant je comprends que, remplis, comme ils le sont, de l'Esprit, les croyants ne voient plus avec les mêmes yeux. A la manière de Yahvé, ils deviennent capables d'approcher l'essentiel de l'autre, son fond, son je. Alors, entièrement tournés vers lui, ils sont à même de faire fi des démons qui pourraient s'y trouver : " ils jetteront dehors les démons " . Ils peuvent délivrer à leur frère le message qu'il attend, celui d'un autre je qui propose le meilleur de lui-même, c'est-à-dire sa conviction que Yahvé est un père, qu'on peut l'aimer sans crainte, d'un amour libre et spontané : " Ils parleront de nouvelles langues " . Sur ce dialogue Satan, le serpent rusé multiforme, n'a aucune prise, car c'est la vie même de Yahvé, son Esprit, qui est véhiculé; ils n'y a donc pas lieu d'avoir peur : " ils prendront en leurs mains des serpents " .
Je mesure, évidemment, ce qu'un tel langage a d'inédit : on n'y trouve plus trace de la référence à la loi avec ses obligations multiples, son obéissance pour elle-même, son rituel qui suffit à sauver. Ce qui compte c'est ce qui mobilise chacun, au fond de son cœur, à se tourner vers Yahvé et vers ses frères. Il ne faut plus baisser la tête, dans une attitude de pure docilité, mais bien plutôt aimer activement, comme on le sent, comme on le veut, comme on le peut.
Tout homme ne peut qu'être perméable à une telle nouvelle et c'est la raison pour laquelle, me semble-t-il, les auditeurs entendent, quelle que soit leur origine ethnique. Une telle parole est tellement libératrice que chacun est surpris, interloqué, interpellé. Elle touche au plus intime, comme aucune autre n'y était parvenue jusqu'à présent. Voilà pourquoi, dès lors, " chacun comprend dans son propre dialecte " .
Ainsi donc, le don des langues auquel fait allusion Luc, en ces premiers instants d'après Pentecôte, dépasse très largement le simple phénomène linguistique. Le miracle se situe ailleurs et il s'avère bien plus essentiel. Je ne viens, d'ailleurs, d'en approcher qu'un premier aspect et je pressens qu'il y a encore d'autres. C'est vers ceux-là qu'il me faut avancer maintenant.
Comme je l'ai déjà fait remarquer, le texte débute par " Ils commencent à parler " . Ceci m'indique que quelque chose est en train de s'initier et qui va durer puisque cela ne fait que commencer. Or de quoi s'agit-il ? De parler. Les disciples inaugurent donc une nouvelle ère : celle de la parole. Sortant de leur maison et de leur mutisme ils vont subitement s'ouvrir sur l'extérieur et s'exprimer. Ce sera leur ligne d'action dorénavant. Le livre des Actes des Apôtres témoigne fondamentalement de cette nouvelle attitude.
Il s'agit là d'un retournement complet de leur comportement, eux qui, peureux et attentistes, se cloîtraient jusqu'à maintenant dans leur demeure . Cette nouvelle attitude est en droite ligne avec les conclusions de la réflexion collective qui a eu lieu antérieurement. En ce sens, elle m'apparaît très logique.
Ce qui me semble, par contre, moins cohérent, c'est que les frères puissent se mettre à parler " d'autres langues " . En effet, quand on veut dire des choses importantes qui nous tiennent à cœur on utilise ses propres mots, son vocabulaire habituel, son style personnel, afin de s'exprimer en vérité et d'être plus sûr, ainsi, d'atteindre ses interlocuteurs. Pourquoi donc l'Esprit, au dire de Luc, semble ici agir différemment ? Que peut bien signifier cette curieuse inspiration par laquelle débute le temps du témoignage ?
En réponse à cette question, j'observe que le texte mentionne seulement " d'autres langues " , sans préciser lesquelles. Pourquoi ? Est-ce parce que l'auteur ne les reconnaît pas ou ne les comprend pas ? Peut-être. Mais dans ce cas comment pourrait-il savoir que les gens de la foule, plus tard, se disent entre eux qu'ils entendent les disciples dans leur propre dialecte ? Il ne devrait pas, là non plus, les comprendre.
En fait, je pense qu'il y a une autre raison plus profonde. Si l'auteur est imprécis c'est qu'il souhaite rester ouvert à toutes les possibilités et veut n'en privilégier aucune. Je devine alors, sous-jacente, son intention : marquer qu'à partir de maintenant les disciples vont s'adresser, au-delà du monde juif, à l'ensemble des peuples, sans aucune exception.
Voilà donc quelle est l'inspiration de l'Esprit : l'universalisme de l’Évangile. Les frères auront pour mission dorénavant d'aller porter la bonne nouvelle à tous les hommes. Ce faisant, ils devront dépasser le cadre étroit du seul Judaïsme pour s'adapter à d'autres modes de pensée et à d'autres attentes. En ce sens, ils se mettront effectivement à parler " d'autres langues " . Cette idée, d'ailleurs, ne m'étonne pas. Je reconnais en elle un message cher à Paul, dont Luc, je me le rappelle, est le fidèle émule. De plus, elle prolonge, tout naturellement, ce que je viens de dire plus haut, à propos de la nouvelle langue parlée par les croyants, qui est universellement compréhensible.
Quand je relis le texte plusieurs détails me frappent encore. D'abord, je remarque que, suite de tout ce qu'ils viennent de vivre, c'est un besoin impératif de parler qui leur vient en premier : " Ils commencent à parler " . Or, et c'est pour le moins surprenant, on ne dit pas à qui ils parlent : apparemment il n'y a pas d'interlocuteurs. Ensuite, Luc insiste sur le fait que ce soit le souffle qui guide les disciples dans leur expression, " selon que le souffle leur donne d'énoncer " , et non pas d'abord, comme cela paraîtrait pourtant logique, la dynamique de la communication qu'ils souhaitent établir. Assurément ce texte est paradoxal et je me demande ce qu'il peut bien vouloir signifier.
Un indice peut m'éclairer : la contradiction que je viens de relever entre d'une part, les frères qui désirent parler et d'autre part, le mode sous lequel ils le font, qui semble minimiser, voire exclure, des vis-à-vis à qui ils pourraient s'adresser. Une telle situation paraît incompréhensible au premier abord. Cependant, elle l'est moins si je ne la considère non plus sous l'angle du dialogue ou de l'échange mais si je l'interprète comme étant un instant de pure extériorisation individuelle.
Or, une telle hypothèse est tout à fait plausible. Je m'explique.
Je comprends parfaitement qu'après les découvertes multiples qu'ils viennent de faire, et surtout la dernière, les disciples éprouvent un immense besoin de se décharger affectivement. Lorsqu'on est transporté de joie, on chante, comme l'ont fait Marie, lors de sa visite à Élisabeth ( Lc 1, 46-55 ) ou Siméon, après avoir reconnu en Jésus nouveau-né, le Messie qu'il attendait avec impatience ( Lc 2, 29-32 ). Quand on est profondément triste, on pleure, comme l'a fait Jésus sur Jérusalem, tellement il était découragé et amère devant l'échec de sa prédication en Judée ( Lc 19, 41 ). Quand on est chamboulé par un événement capital affectant son existence, on prie intensément, comme l'a fait Jésus, après le repas qui précédait son arrestation ( Jn 17, 1-26 ) et le soir sur le mont des oliviers ( Lc 22, 42-44 ).
Il en va de même ici pour les frères qui doivent éprouver une immense joie, un formidable espoir, une infinie reconnaissance, donc des sentiments très intenses, devant tout ce qui vient de leur être révélé. D'où une forte exaltation qui ne peut se traduire, en bons méditerranéens qu'ils sont, que par un flot spontané et abondant de paroles, prenant des formes diverses et variées, au gré de leur inspiration du moment.
Que disent-ils exactement ? Comment concrètement se déroule l'épisode ? Qu'est-ce que chacun entend exactement des autres ? Que répond-il ? Rien n'est dit à ce sujet. Ce que je devine seulement c'est que les expressions fusent de tous côtés, en désordre, sans liens mutuels patents entre elles, donnant l'apparence que chacun se parle pour lui-même.
Tout se passe, dès lors, comme si les disciples étaient subitement grisés par l'ampleur des émotions qu'ils ressentaient et se mettaient à exulter d'allégresse en déclamant tout ce qui leur passait par la tête. C'est d'ailleurs ainsi qu'ils seront perçus par les pèlerins vers qui ils vont s'avancer aussitôt après cette scène, comme en témoigne Pierre dans son discours inaugural à la foule : " Non ces hommes ne sont pas ivres comme vous le croyez " ( Ac 2, 15 ).
Mais, je peux aller encore plus loin. Paul, dans sa première lettre aux Corinthiens évoque le phénomène du don des langues et le décrit en ces termes :" Oui, celui qui parle en langues ne parle pas aux hommes, mais à Elohîm. Personne ne l'entend et, dans le souffle, il dit des mystères. " ( 1 Co 14, 2 ). Le comportement des disciples ne s'expliquerait donc pas, si l'on en croit Paul, par un simple sentiment de joie. Il serait aussi, selon ce commentaire, une prière particulière, un contact privilégié avec Yahvé une entrée dans un univers mystérieux et profond. Je touche là, me semble-t-il, une ultime frange de cette formidable Pentecôte.
Les frères avaient réalisé qu'ils pouvaient aimer Yahvé sans entrave, en hommes debout. Ils s'y étaient risqués et s'étaient subitement trouvés comblés. Épousant le regard de Yahvé, ils avaient mesuré, alors, combien pouvait être précieuse la valeur de tout homme, appelé comme eux, à partager cette même proximité vivifiante et exaltante. D'où la conscience, qui s'était faite jour en eux, de l'éminence de leur rôle à venir : sur les pas de Jésus, et avec lui, relayer ce message partout sur la Terre.
Leur esprit s'était alors subitement illuminé. Ils avaient, en un éclair, tout compris : qui ils étaient, leur vie, leurs frères, Jésus, Yahvé. Le mystère des choses et des êtres qui les entouraient s'était dévoilé et l'histoire avait pris un sens. L'intuition d'une cohérence, d'une évidence, d'une assurance les avait envahis et ils s'étaient sentis certains de contempler, en cet instant, la vérité du monde.
Divers sentiments puissants les avaient traversés qui s'entremêlaient et les soulevaient : l'allégresse de tout à l'heure mais aussi la plénitude, l'allant, l'action de grâce. De plus, curieusement, ils éprouvaient des sollicitations opposées qui loin de les déchirer les apaisaient, car elles étaient complémentaires : un mouvement d'intériorité qui les portait à se recueillir dans leur toute nouvelle intimité avec Yahvé, mais aussi une attention ouverte et dynamique à leur environnement.
Au fond, une synthèse venait de s'effectuer en eux, dans laquelle leur intelligence, leur espérance, leur vouloir, leur foi, en un mot, tout ce qu'ils étaient, trouvait son compte. La réalité leur apparaissait alors logique et transparente. Leur inquiétude et leur révolte de tout à l'heure avaient évidemment disparu. Mais, de plus, elles leur semblaient maintenant bien puériles et même un peu ridicules compte-tenu du calme qui régnait en eux à présent. Ainsi, ils se trouvaient sereins et heureux.
Par ailleurs, malgré son extrême pertinence, cette lumière ne les enfermait pas. Du mystère persistait qui les invitait à poursuivre toujours plus loin leur recherche. Ils avaient ainsi la conviction que des découvertes multiples, à l'image de ce qu'ils venaient d'apercevoir aujourd'hui, les attendaient encore demain. Leur aventure intérieure avec ce Yahvé si extraordinaire n'en était qu'à son début et elle promettait d'être riche, vivante, passionnante.
Enfin, cet état de certitude, pourtant si puissant, laissait leur liberté intacte. Paradoxalement, en effet, alors qu'ils se sentaient entièrement conquis et grisés, leur je était intégralement respecté, reconnu, apprécié. L'harmonie qu'ils appréhendaient du monde les imprégnait aussi de l'intérieur : leurs désirs pouvaient s'y épanouir à loisir, sans contrainte, en plénitude. Ils avaient ainsi l'impression d'être complètement eux-mêmes, sans effort, en toute simplicité.
Littéralement transportés, ils s'étaient mis alors à balbutier. L'atmosphère sublime, en effet, dans lequel ils étaient plongés, ne pouvait les laisser muets. Ils avaient envie de dire, de rencontrer, de remercier et, tout naturellement, ils s'y étaient laissé aller. Les mots qui venaient ne formaient pas des discours. Ils s'égrenaient en expressions fortes et immédiates, mi-prières mi-exclamations, que chacun prononçait au gré de son inspiration et de son désir, tel un autre langage, compréhensible seulement par eux et par Celui à qui ils l'adressaient.
C'est bien plus tard qu'ils comprirent ce qui leur était alors arrivé : Yahvé leur avait donné, ce jour-là, d'expérimenter sa présence vivante en leur cœur.
Un Être
Qui comble sans jamais reprendre,
Qui dilate sans jamais détruire,
Qui envahit sans jamais forcer,
Parce qu'Il veut faire vivre, tant Il aime...
Un Être
Qui s'adresse à la fine pointe,
Là où quiconque peut entendre
Malgré l'écorce du paraître,
Parce qu'Il sait par où passer, tant Il s'intéresse...
Un Être
Qui illumine, en sachant ne pas aveugler,
Proposant à chacun du sens
Au rythme de sa quête,
Parce qu'Il sait être patient, tant Il respecte...
Tel Tu es avec nous, continuellement, passionnément.
Constater cela me remue, me fascine, me soulève,
Et, comme pour tes disciples,
J'ai une envie intense de parler, de chanter, d'exprimer,
Sans y parvenir.
Car, je touche ici à l'indicible :
Ta révélation est accomplissement et mystère.
Et pourtant je ne peux me taire.
Je sens qu'il me faut fixer quelque part
Les marques de ma découverte
Pour la voir mieux,
Pour l'affermir
Et avancer encore.
C'est sans doute pour cela que j'écris.
Et puis, il y a les autres.
J'éprouve le désir sincère de leur dire
Que l'essentiel n'est pas perdu,
Qu'au milieu des travers,
Des errances,
Des essais,
Le sens c'est Toi
Et qu'ils peuvent Te trouver
Puisque Tu les attends.
Être un témoin,
Je crois comprendre que se tient là
Une mission fondamentale
Qui peut tendre toute une vie.
Oh ! il ne s'agit pas nécessairement
De devenir un surhomme ni un héros :
Les choses sont beaucoup plus ordinaires...
Non, il s'agit simplement
D'écouter,
D'entendre,
De comprendre
Pour ensuite
Accueillir,
Réfléchir,
Proposer,
En exprimant, sans crainte, à l'autre,
Avec beaucoup de modestie,
Ce que notre propre histoire
Nous a permis d'apercevoir.
Il s'ensuit alors une rencontre
Où chacun à chacun diffuse
Une vérité vécue
Qui révèle, au-delà d'elle-même,
Combien tous nous vibrons ensemble
Aux mêmes secrets, aux mêmes attentes...
C'est alors que du neuf éclot :
Chacun se reconnaît dans l'autre,
On se sourit, on tend ses mains
Et pour peu qu'on le veuille
On marche de concert
Vers cette fin commune
Qui nous rassemble.
Ton souffle est bien vivant .
Maintenant comme hier,
Tu continues l'action que Tu as commencé
Depuis l'aube du temps,
Lorsque Tu planais sur les eaux :
Tu crées encore,
Tu crées toujours.
Mais il y a une grande différence :
Aujourd'hui Tu nous associes.
Et l'on peut, si on le désire,
Rendre nouveau l'univers
En le regardant avec Toi.
Tout devient alors clair
Pour l'œuvre que l'on mène :
L'intérêt, la passion, l'énergie,
Mais aussi la fatigue, les limites, le retrait.
Que Tu nous accompagnes
Voilà quel est le sens
Qui nous rendra acteur, heureux, fécond.
Continue donc toujours
Comme Tu l'as fait pour tes disciples,
A envoyer aux hommes ton Paraclet,
Afin que perpétuelle soit la Pentecôte
En toute vie, sur la face du monde.