CONVERSION OU LE RETOUR DE JACOB (Gen 32. 23-32 )
L’image de Jacob dans la Bible m’a toujours fasciné. Cet éminent patriarche que l’on m’a souvent présenté comme un modèle est loin d’avoir eu un début de vie exemplaire. Je m’en suis rendu compte en relisant par moi-même les textes qui le concernent.  
D’abord il a été un fieffé coquin vis-à-vis de son frère Esaü et de son père Isaac. Au premier, profitant de ce qu’il avait faim, il lui a extorqué son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Au second, profitant de sa cécité et utilisant un procédé peu avouable ( se déguiser afin de passer pour son frère ) il lui a volé sa bénédiction pour devenir le chef du clan. 
De plus, il a été particulièrement désinvolte vis-à-vis de Yahvé, le Dieu de la tribu, à qui, aussi, il a marchandé sa foi contre une triple promesse : bénéficier d’une protection ( sécurité ), jouir d’une réussite matérielle ( richesses ) et obtenir l’assurance de revenir saint et sauf dans le clan familial ( pour y exercer le pouvoir ) après sa fuite et son itinérance.  
Malgré tout cela il reste attachant car c’est un être intelligent, actif, courageux et volontaire. De plus, il ressemble beaucoup aux hommes d’aujourd’hui qui cherchent à progresser malgré leurs doutes et leurs faiblesses. Par ailleurs il sait se remettre en question comme l’indique, selon moi, l’épisode du combat avec El que je reprends ci dessous.
Sur les rives du Yabbot.
Il se lève cette nuit là, prend ses deux femmes, ses deux domestiques, ses onze enfants et passe le gué du Yabboq. Il les prend, leur fait passer le torrent et fait passer ce qui est à lui. Jacob reste seul.
Il a décidé. Après toutes les précautions mises en place ces jours derniers, il a fait le pas, de façon définitive : cette nuit il retournera à la maison de ses pères. C'est pourquoi il fait transiter les siens et tout ce qu'il possède de l'autre côté de la rivière. Cependant, lui, reste sur la rive. Il a encore besoin de recul pour réfléchir et méditer. 
 
Depuis toujours il est seul et partagé. Petit, déjà, il se sentait très différent de son frère. Si intérieurement il s'en réjouissait, en même temps il s'en culpabilisait car cela lui valait une tendresse particulière de sa mère qu'il trouvait gênante. Mais, c'est surtout après la bénédiction d'Isaac que tout a éclaté. Il a dû fuir, tellement ce n'était plus supportable. La peur d'Esaü, bien sûr, mais aussi, un certain regard sur lui-même, une incertitude sur cette bénédiction volée, un doute sur la réelle faveur de Yahvé à son égard. 
 
Alors, il s'est lancé dans l'action. Sa félicité, c'est par lui-même qu'il devait l'obtenir. Et il a réussi : il est riche aujourd'hui. Il a eu du mal avec Laban, cet oncle aussi roué que lui. Mais sa patience et son habileté ont payé. Il vient de conclure avec lui un traité de paix et, maintenant, il est tranquille. 
 
La paix, la tranquillité, oui, c'est bien cela qu'il a recherché durant toutes ces années... En vain... Car, au fond de lui, quelque chose le tenaille, sans relâche, cette même chose qui le hantait le jour de son départ et qui ne l'a pas quitté. 
 
Il se rappelle Béthel : le songe de l'échelle, la promesse de Yahvé d'être avec lui et de lui donner la terre, son serment à lui de le reconnaître comme Dieu s'il ne lui arrive rien et s'il retourne saint et sauf chez son père. Mais tout cela est-il bien vrai ? bien sûr ? L'heure est arrivée. Esaü est en face. Tout se joue demain...
Cette méditation de Jacob, en cette nuit décisive, au bord de la rivière, me touche beaucoup. Je me sens en profonde affinité avec les oppositions qui coexistent en lui : l'inquiétude et la détermination, le doute et l'acceptation, le réalisme et l'espoir. Son expérience ambiguë de Dieu m'interpelle car j'y retrouve mes propres interrogations et mes propres attentes. 
 
Depuis mon plus jeune âge, croire m'a été difficile et éprouvant à cause d'une certaine image de Dieu, forgée en moi au fil du temps. 
 
Tout à commencé avec mon père, un homme jovial, bon, généreux. Déporté à Auschwitz, et porté disparu, il a été l'une des victimes de l'Holocauste. Pourquoi cela ? Aucune raison. Ou plutôt si : celle d'être un fils d'Abraham, le peuple que Dieu s'est choisi. Et l'élection est devenue, dans ma tête, synonyme de malédiction... 
 
Nous sommes alors restés seuls, nus, désolés. Ma mère, peu à peu, s'est résignée à ne plus espérer. Elle s'est trop vite usée à travailler, gagne-petit, pour assurer notre nécessaire. Ce fut une existence chaleureuse et solidaire, mais combien rude et injuste. Où Dieu était-il donc ? 
 
J'ai fini par Le rencontrer. C'était dans une communauté israélite où je passais des vacances. Chaque vendredi soir, à la fin du repas, pour la veillée du sabbat, les moniteurs lisaient et racontaient la Bible. La création, l'histoire d'Abraham, Moïse et Pharaon, ... C'était extraordinaire : à la lueur des bougies, dans la grande salle du château, accoudé sur la nappe blanche, j'écoutais Dieu qui se révélait... Alors, comme Jacob à Béthel, j'ai eu envie de faire alliance avec Lui. 
 
Cependant, rien n'était réglé. Au contraire, tout se compliquait. Ce Dieu de la Bible, pour captivant qu'Il était, n'en demeurait pas moins étrange, lointain, inquiétant. Sa toute-puissance écrasait. Son intransigeance était terrible. Ses châtiments tombaient, irrémédiables. De quoi n'avais-je donc pas hérité là... Au bout du compte, qu'avais-je gagné à cette rencontre ? Je repartais émerveillé mais très partagé. Volontiers j'adhérais, mais je me sentais ligoté et apeuré. Quel Etre, Yahvé, était-il donc ? 
 
Je ne pouvais m'arrêter en route. L'affaire était d'importance. Poussé à la fois par l'envie et la curiosité je me suis finalement adressé, concours de circonstances plus que choix délibéré, à l’Église Catholique. Un autre monde s'est alors ouvert. Bien sûr il s'agissait toujours du même Dieu que Celui de la Bible. Mais Jésus était d'une toute autre nature. Sa parole était plus douce, plus proche, plus humaine. Il pouvait être mon ami malgré son mystère. Sa main tendue je l'ai donc saisie et l'ai serrée, longtemps, très fort, jusqu'à ne plus vouloir la lâcher et m'engager dans l’Église, en entrant au séminaire. 
 
Je pensais ainsi avoir trouvé Dieu et sa paix. Mais il ne s'agissait, en fait, que d'un répit.  

La lutte.
Un homme lutte avec lui jusqu'à la montée de l'aube. Il voit qu'il ne peut rien contre lui. Il le touche à la paume de sa cuisse, la paume de la cuisse de Jacob se disloque dans la lutte contre lui. Il dit : " Envoie-moi : oui l'aube est montée ". Il dit : " Je ne t'enverrai que si tu me bénis ".
Il se passe tout à coup un événement surprenant. Au fil de sa méditation voici qu'une lutte s'engage. Quelle lutte ? Une lutte en lui-même puisqu'il est seul sur la rive. Mais contre qui ? Contre un tréfonds sombre de lui-même qui tout à coup surgit et veut l'envahir; contre quelque chose qui, très loin en lui, reste encore trouble et le tourmente. Il faut qu'il y voit clair avant sa remise en route, à l'aube. Ainsi, en fait, il a tout minutieusement préparé, mais lui n'est pas encore prêt; il a décidé, mais il n'est pas encore complètement mûr.  
 
Il y a deux mondes en lui. Un, dont il a conscience et qui le rassure : son dynamisme, son intelligence, sa constance. L'autre qu'il veut ignorer et qui l'inquiète : sa honte, sa lâcheté à l'égard d'Esaü, sa faiblesse. Autant il s'est appuyé sur le premier pour gagner, autant il a refoulé le second par peur de perdre. Or, et il ne s'y attendait pas, devant l'imminence du retour, ce qui était caché réapparaît et percute ses plans. 
 
Comme d'habitude il commence par résister. Mais la poussée, cette nuit, est plus violente. Elle le harcèle, elle le bouscule, elle le submerge. Il ne peut la vaincre et elle ne peut le vaincre. Or l'aube approche... 
 
Oui, il a toujours été le préféré. Oui, il a trompé Isaac. Oui, il a fui. Il faut qu'il le reconnaisse. Il ne peut s'en retourner et continuer à faire semblant. Pour être vraiment chez lui, pour être tout simplement lui, il a besoin de se sentir libre devant son père et son frère. Mais, cependant, comment admettre une telle image de lui-même ? 
 
Yahvé, de plus, est Lui aussi mêlé à ce combat. Que vaut vraiment cette bénédiction usurpée ? Quel appui réel, quelle alliance solide, quelle promesse crédible, Yahvé peut-il raisonnablement offrir à un voleur ? Et puis, comment lui, Jacob, pourrait-il se tenir sincère et serein devant Yahvé, alors qu'il se sait coupable et indigne. Pour être en paix avec le Dieu de ses pères il a aussi besoin, il s'en rend parfaitement compte maintenant, d'accueillir pour l'assumer ce passé qui le brûle. Mais cela est-il possible ? 
 
Les questions se multiplient. La fracture intérieure s'élargit. Il est atteint en un point sensible. Le bel équilibre d'antan est compromis. Sa marche future en sera irrémédiablement altérée. Mais qu'importe, il continue à combattre car l'aube est levée et il lui faut impérativement obtenir cet accord, en lui, qu'il cherche.
La lutte de Jacob, je l'ai bien connue. Les termes de l'affrontement intérieur ont été, bien sûr, différents car je n'ai jamais dérobé aucune bénédiction ni craint quelque ressentiment de mon frère pour quoi que ce soit. Cependant, dans sa forme, le processus a été identique.  
 
Ainsi que je l'indiquais plus haut, j'ai vécu mon arrivée au séminaire comme un aboutissement : enfin j'avais rencontré Dieu. Ayant accepté de lui consacrer mon existence, tout était désormais simple dans notre relation : mon " croire " ne demandait qu'à devenir toujours plus large, toujours plus grand, toujours plus fort.  
 
C'est effectivement ce qui s'est passé dans une première période. Temps de grâce... Ce lieu, Morsang, fut pour moi exceptionnel : dialogue, en toute vérité, avec des hommes aux expériences riches et multiples, développement intellectuel et spirituel centré sur les personnes, climat propice à une pratique active de la prière et de la méditation.  
 
Mais à nouveau, peu à peu, tout s'est compliqué. Temps de désert... Morsang fut aussi, tout comme le Grand séminaire ensuite, à Issy les Moulineaux, un lieu de remise en cause sans précédent : éveil, très existentiel, au tragique de ma condition d'être limité et contingent, refus et révolte face à un Dieu finalement incompréhensible et contraignant, solitude grandissante devant l'inefficacité des autres à m'aider dans ma détresse.  
 
Les dissonances se faisaient, dès lors, plus grinçantes de jour en jour, et devenaient de plus en plus insupportables. Frappé à l'endroit précis de ce qui avait été mon étincelle et ma lumière, ma marche fléchissait insensiblement sans que je n'y puisse rien. J'en resterai probablement marqué pour toujours. Le combat a été sans merci, tout comme celui avec El. Il s'est déroulé dans une profonde nuit, tout comme celle du Yabboq, sans savoir d'où viendrait l'aube. Il a duré longtemps, jusqu'à épuiser ma force d'alors. Mais, déterminé, comme Jacob, je n'ai en rien cédé : il me fallait à tout prix comprendre et me situer.
Prises de conscience.
Il lui dit : " Quel est ton nom ? " Il dit : " Jacob. " Il dit : " Ton nom ne sera plus Jacob mais Israël - Lutteur d'El - : oui tu as lutté avec Elohîm et avec les hommes, et tu as pu. Jacob questionne et dit : " Rapporte moi donc ton nom. " Il dit : " Pourquoi cela demandes-tu mon nom ? " Et il le bénit là.
Le dénouement est proche. Un espace commence à s'ouvrir entre les résistances et les contradictions vont pouvoir se lever. En effet, Jacob vient d'adopter une nouvelle attitude dans sa réflexion : il ne se contente plus seulement de déplorer l'éclatement qui existe en lui, il cherche maintenant à se retrouver, à récupérer tout ce qu'il est, au sein et au-delà même de ce qui l'écartèle. 
 
Qui est-il donc ? Quel est son nom ? La réponse est toute simple : il est ce qu'il accepte mais aussi ce qu'il refoule. Tout est Jacob. Il a donc divers visages. Pourquoi aurait-il à en rougir ? Par rapport à quoi et à qui, serait-il, en cela, méprisable ?  
 
Bien que jumeau, il est né différent de son frère. Sa personnalité est plus douce, son caractère est plus souple, son intelligence est plus fine. Et alors ? Il n'est en rien responsable de cette absence de similitude. C'est la nature qui l'a voulu ainsi. Il possède ses richesses propres et tout est bien ainsi. C'est ce qui le constitue comme un être original, personnel et sacré. Il ne doit avoir honte de rien à cet égard, même et surtout pas, d'avoir été aimé et préféré, pour cela, par sa mère. 
 
Son à-propos avec Esaü, lors de la vente du droit d'aînesse, découle de ces qualités. Vif d'esprit, il a su, comme à son habitude, saisir une occasion. Esaü restait libre de refuser. Il ne l'a pas fait. Au contraire, il a choisi d'hypothéquer l'avenir pour satisfaire un plaisir immédiat. Ce fut sa décision. Jacob n'y est pour rien. Cela était même peut-être un signe : en effet, il faut être capable de patience et accepter l'épaisseur du temps, pour être institué, comme Abraham et Isaac, maillon de la promesse de Yahvé. 
 
Il a abusé son père, c'est vrai, pour recevoir la bénédiction. Mais pouvait-il faire autrement ? Ayant acquis le droit d'aînesse il était logique qu'il fasse en sorte de concrétiser cela dans les faits. Or, ce fameux jour, il n'y avait pas de temps à perdre : Esaü allait immanquablement revenir rapidement avec le produit de sa chasse et tout risquait d'être perdu. Il aurait bien mieux valu, c'est certain, que les choses se passent dans la clarté, en s'expliquant à trois. Mais n'est-ce que de sa faute s'il n'en n'a pas été ainsi ? Esaü le premier n'a pas été franc. Il savait très bien qu'il avait cédé son droit. Pourquoi n'a-t-il rien dit à Isaac quand celui-ci l'a appelé ? Pourquoi s'est-il hâté d’aller chasser sans prévenir Jacob ? Qui s'apprêtait donc à être le voleur ? Assurément il n'y a pas eu qu'un seul coupable dans cette histoire ?... 
 
A-t-il vraiment été lâche dans sa fuite ? Il est sûr qu'il n'a pas osé affronter Esaü. Mais le pouvait-il ? Il est, de loin, bien moins robuste. Il lui aurait fallu, alors, constamment ruser et se tenir sur ses gardes. Une curieuse vie de famille ... Non, il valait mieux qu'il s'en aille. Tant pour lui d'ailleurs que pour son frère. Il était inutile, en effet, que sa présence ravive sans cesse, dans le cœur de ce dernier, un ressentiment malsain qui aurait pu déclencher le pire. Et puis, enfin, il devait partir, pour rompre avec son existence d'enfant choyé par sa mère et mûrir. Sa destinée était de devenir le chef du clan. Il fallait donc qu'il apprenne la vie en se frottant aux réalités du monde. 
 
Les prises de conscience se succèdent. L'acceptation grandit en lui. Il devient de plus en plus sûr, de plus en plus fort. Il n'est bientôt plus le même Jacob. Il renaît. Mais qui est-il donc maintenant ? Il ne sait pas encore très bien. C'est trop neuf. Peu importe, il a tout le temps de se redécouvrir. Ce dont il devient certain, par contre, c'est que, tel qu'il est ce matin, il se reconnaît digne de la bénédiction de son père et l'alliance avec Yahvé est désormais crédible à ses yeux.
Après l'épreuve ce fut aussi pour moi la trêve. Pas tout de suite, car comme je l'ai dit précédemment, la bataille a duré longtemps. Mes résistances étaient sans doute plus fortes que celles de Jacob. Mais c'est la même démarche qui m'a délivré : un voyage dans les profondeurs pour me reconnaître, m'accueillir et me respecter. 
 
J'ai commencé par reprendre ma liberté vis à vis de mon engagement dans l’Église. Rien n'étant encore définitivement conclu, cette décision n'a pas été trop difficile. Après quelques hésitations, j'ai assez rapidement trouvé ma voie de réinsertion dans les métiers de la formation, et je me suis employé, alors, à saisir les opportunités correspondantes. Matériellement et socialement un nouvel équilibre a commencé à s'instaurer. Parallèlement, ma préoccupation de Dieu, de l’Église et du religieux en général, s'est progressivement relativisée : je n'avais plus besoin de tuteur, de docteur ni de modèle. Je vivais ma vie, simplement, voilà tout... 
 
Le plus gros travail a été celui que j'ai entrepris sur moi-même. Là, le cheminement a été pénible, laborieux, imprévisible, surtout au début. L'école de l'analyse est rude. Décapante, rigoureuse, intransigeante, elle absorbe une quantité inouïe d'énergie. Elle réclame une persévérance et une détermination que peu d'autres expériences exigent. Mais les fruits sont à la mesure de l'investissement : grâce à cet effort, j'ai pu enfin apercevoir qui j'étais, je me suis mis à cultiver les jachères qui attendaient, j'ai chanté ma liberté retrouvée. Comme Jacob, je me suis transformé et affermi en m'acceptant, prêt à engager une nouvelle relation avec ce Dieu qui, bien que plus discret, restait présent à mes côtés.
Dénouement.
Jacob crie le nom du lieu : Péniel - Face d'El : " Oui j'ai vu Elohîm faces à faces et mon être est secouru. " Le soleil brille sur lui lorsqu'il passe Pénouel : il boite de la cuisse.
La lutte est terminée. Le cri de la victoire retentit. Le lieu doit rester gravé dans les mémoires... Le nom choisi, d'ailleurs, pour commémorer l'événement, et le commentaire qui suit, sont riches de sens : cette victoire sur lui-même a permis à Jacob, en définitive, de voir Elohîm face à face et, enfin, d'être secouru.  
 
Ce qui l'a toujours gêné dans sa relation avec Yahvé c'est cette culpabilité qui ne cessait de le tourmenter. Elle élevait en lui, comme il l'a compris dans son analyse, un écran de doute sur la réalité des bonnes dispositions de Yahvé à son égard. Il avait honte devant Lui, tout comme il avait honte devant son père. Il avait autant abusé Yahvé qu'Isaac dans cette affaire. Si Isaac n'avait rien dit et semblait avoir accepté la situation de fait, intérieurement il en souffrait certainement, car sa préférence allait bien à Esaü. Que pensait Yahvé, cela restait un mystère. Mais Jacob pouvait bien imaginer qu'Il n'était pas, Lui non plus, indifférent. D'où un flou, une sorte de méfiance malgré les assurances, une sourde crainte devant l'éventuel châtiment toujours possible. 
 
Dans un tel état d'esprit comment Jacob aurait-il pu, raisonnablement, prendre au sérieux une alliance. Les différentes tentatives de Yahvé envers lui ne pouvaient qu'échouer. Toute vraie communication était impossible. Irrémédiablement, Yahvé ne pouvait rester qu'inaccessible et lointain. Cela valait certainement mieux, d'ailleurs, pour la propre tranquillité de Jacob qui attendait plus, de l'oubli, son salut. 
 
L'acceptation de lui-même, dès lors, a eu un effet foudroyant : la culpabilité a fondu, la honte s'est évaporée, la méfiance et la crainte ont disparu, le besoin d'être oublié s'est évanoui. Yahvé, enfin, pouvait être regardé en face. 
C'est ce qu'a fait Jacob : il en mourait d'envie. Et ce qu'il a vu l'a enchanté. Il en est devenu tout lumineux de soleil. Sans hésitation, alors, fort d'une alliance maintenant certaine, il a pu se lever pour passer Pénouel, plein de confiance en lui malgré sa boiterie, prêt à rencontrer, et à affronter si besoin, Esaü son frère...
Un des plus beau trophées de ma propre victoire fut, comme pour Jacob, la nouvelle image de Dieu en moi. Mon long itinéraire m'avait finalement conduit à comprendre que je pouvais parfaitement me situer tel que je suis devant Lui, sans aucune crainte ni aucun ressentiment. Je pouvais le regarder face à face, d'égal à égal. M'ayant créé libre, je réalisais qu'Il souhaitait lui-même une relation de réciprocité dans laquelle je pouvais Lui apporter, à ma mesure d'homme, de la richesse et de l'affection qui Le combleraient et Le réjouiraient. 
 
Etais-je en plein péché originel comme pouvaient le laisser penser certaines interprétations théologiques que j'avais entendues dans le passé ? Certainement pas. L'orgueil de nos premiers parents, sur lequel on a trop facilement discouru, ne résidait pas dans le fait de vouloir rencontrer leur Créateur sur un plan d'égalité et de réciprocité mais d'avoir pu imaginer vivre libres en se passant de Lui, ce qui est tout différent.  
 
Fort, donc, de ma découverte je m'apprêtais à la mettre en pratique au sein de l’Église. J'ai été malheureusement beaucoup déçu. En effet, tant dans son discours que dans son fonctionnement, l'institution telle que je la percevais, se présentait en profond décalage avec mes nouvelles attentes. Le message spirituel restait très pauvre. Il se cantonnait souvent, dans les homélies ou la prière collective, au domaine purement moral, et cela sous une forme constamment culpabilisante. Le magistère, malgré les efforts éphémères de changement issus de Vatican II, continuait d'être doctoral, omnipotent, rigide. Où donc était passé le Dieu rayonnant et ouvert que j'avais rencontré ? J'ai préféré ne pas insister et sortir pour m'occuper des hommes au milieu du monde. 
 
Dans la continuation de la réinsertion que j'évoquais plus haut, je me suis entièrement investi dans mon métier. Je pouvais en effet y réaliser un travail en pleine cohérence avec ce que j'avais trouvé : faire quelque chose pour aider les autres à s'engager vers leur propre libération. De plus en plus conscient que pour atteindre cet objectif il y avait lieu de prendre en compte autant l'individu que le milieu. De la formation j'ai évolué ensuite tout naturellement vers le conseil. Ainsi, mon croire, durant toute cette longue période, s'est centré sur ma foi en l'Homme et sur la conviction que je pouvais apporter ma pierre dans son progrès. Dieu n'était pas absent de cette démarche mais il restait encore à côté, effacé, à l'arrière plan. 
 
Ce sont ces toutes dernières années que les choses ont à nouveau évolué. L'âge aidant, sans doute, et les expériences nombreuses s'accumulant, j'ai senti peu à peu les limites de la perspective, pourtant riche, dans laquelle j'évoluais. Sans que l'efficacité de ce que j'entreprenais soit en cause, ni non plus que ma situation privée se soit altérée - j'ai eu le grand bonheur de pouvoir réaliser et de poursuivre, avec mon épouse et mon fils, une vie familiale très heureuse - la conscience d'une insuffisance, le désir d'un achèvement, l'aspiration vers plus d'essentiel, ont insensiblement pris racine et crû en moi.  
 
Je me suis, dès lors, remis à chercher, calmement, en prenant mon temps, mais sans rien perdre de ma détermination. Je pense aujourd'hui avoir compris quel besoin me pousse : renouer avec Celui qui n'a pas cessé de m'accompagner pendant toutes ces années, pour que s'engage enfin, avec Lui, une relation à découvert qui dilate aux dimensions de l'infini, l'impact des gouttes d'eau que j'ai lancé dans la mer et que je veux continuer de répandre. Mon croire devient ainsi un appel et une impatience.